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05/02/2013

Le gué du tigre, de Philippe Dessertine

gue_du_tigre.jpgUne chronique de Christophe.

 L'étrange trahison de l'Eliott Ness chinois...

Voici l'exemple d'un livre lu pour cause de curiosité. Je m'explique : fidèle de l'émission d'Yves Calvi, "C dans l'air", diffusée chaque jour de la semaine sur France 5, j'y vois régulièrement, parmi les intervenants, un certain Philippe Dessertine, professeur d'économie et spécialiste de la finance mondiale. Et voilà qu'il y a quelques semaines, je découvre que ce monsieur si sérieux vient de publier un premier roman, qui plus est, un thriller de politique fiction... Pourquoi ne pas tenter l'expérience ? Pourquoi ne pas franchir "le Gué du Tigre", puisque tel est le titre de ce livre, publié aux éditions Anne Carrière ? Voilà qui est fait et, franchement, la curiosité n'a pas que des mauvais côtés ; je me suis passionné pour ce livre.

 Chengdu, ville d'environ 14 millions d'habitants (!), est la capitale de la province chinoise du Sichouan. Ce n'est certes pas la ville la plus connue de Chine mais, il y a un an quasiment jour pour jour, le 6 février 2012, elle a été le théâtre d'évènements dont nous, pauvres terriens lambda, n'avons eu qu'à peine connaissance, alors que le sort de la Chine et, par ricochets, celui des Etats-Unis et de l'économie mondiale, s'y est semble-t-il joué au cours de 30 longues et éprouvantes heures.

 Tout commence en fin d'après-midi lorsqu'une voiture avec chauffeur s'arrête devant l'entrée du consulat américain de Chengdu. L'homme qui descend du véhicule est chinois, il entre dans le bâtiment et demande à voir le consul américain immédiatement. C'est impossible, Peter Haymond a été justement rappelé aux Etats-Unis pour quelques jours afin de préparer une visite officielle du vice-président chinois à Washington, qui doit avoir lieu prochainement.

 Déçu, l'homme insiste pourtant. Apparemment, sa présence semble assez inattendue et revêtir une véritable importance. On va donc prévenir la vice-consule, Ann Robertson, qui terminait tranquillement sa journée de travail dans son bureau. Tout aussi surprise que ces collaborateurs, elle va se présenter à son visiteur, qu'elle reconnaît aussitôt... Et de comprendre aussitôt l'agitation qu'a provoquée l'arrivée de l'homme.

 Il s'appelle Wang Lijun et il est l'un des flics les plus célèbres de Chine. Il a fait ses armes en traquant d'abord les adeptes du mouvement spirituel (souvent désigné comme une secte) Falun Gong. Mais c'est surtout sa lutte acharnée contre les Triades, les mafias chinoises, qui lui a valu une grande renommée et ce surnom, utilisé dans le titre de ce billet, d'"Eliott Ness Chinois". Lui semble plutôt préférer une autre appellation : le Tigre.

 Communiste convaincu, fermement opposé à toute forme de libéralisation de la Chine, ses méthodes sont pourtant bien plus radicales et expéditives que celles employées par l'Incorruptible Ness à Chicago sous la Prohibition... Disons-le clairement, c'est une brute, sans doute un assassin, mais un héros du peuple chinois qui, en cette fin d'après-midi hivernale, est entré au consulat des Etats-Unis...

 Pourtant, assez étrangement, quelques jours avant de faire son entrée remarquée dans les locaux diplomatiques américains, Wang Lijun a été muté. Oh, pas une promotion pour récompenser ses mérites et son efficacité. Non, tout le contraire, une belle mise au placard en bonne et due forme

 Ann Robertson connaît évidemment ces états de service, mais elle n'est pas au bout de ses surprises. Car, Wang Lijun lui annonce d'emblée qu'il est venu au consulat faire des révélations qu'il promet fracassantes et il explique à une vice-consule incrédule, qu'en agissant ainsi, il cherche simplement un moyen de contrecarrer les plans de ceux qui cherchent à l'éliminer... Il sait que ses jours, ses heures, sont comptées, mais il ne se laissera pas abattre sans, auparavant, avoir porté des coups qu'il espère fatals à ses ennemis et, pour que ces coups portent, il a besoin d'un allié : les Etats-Unis, rien que ça...

 Dire que Ann Robertson est abasourdie est presque un euphémisme. Difficile de faire confiance sans contrepartie à un personnage comme Wang Lijun. Mais que faire d'autre que d'accepter de l'écouter ? Alors, à la demande du Chinois, elle l'emmène dans une pièce sécurisée, équipée pour enregistrer des interrogatoires, munie de tous les systèmes de communication possible avec Washington si nécessaire.

 Robertson a demandé à son adjointe, Wei Xu, une chinoise d'origine mongole qui a fait ses études aux Etats-Unis (et qui aura son rôle à jouer dans les heures à venir), de l'accompagner pour recueillir le témoignage du policier. C'est  le début d'une discussion de 30 heures, pleine de révélations effarantes, une étonnante partie de poker menteur dont l'enjeu est, tout simplement, la prise de contrôle de l'économie mondiale...

 Bien entendu, je ne vais pas entrer dans le détails des révélations de Wang Lijun, on est dans un thriller, ce serait donc révéler le coeur même de l'intrigue, mais, ce que je peux vous dire, c'est que le policier livre un véritable réquisitoire contre un homme dont il était proche, celui grâce à qui il a pu devenir un héros du peuple chinois, un des hommes politiques qui montent et auquel on prédit un avenir doré : Bo Xilai, fils d'un des "huit immortels" de Parti Communiste Chinois.

 Bo Xilai a été le principal soutien de Wang Lijun, dès l'époque de la répression sanglante contre Falun Gong, puis, ensuite, contre les triades. Et, en ce début d'année 2012, beaucoup le voient comme l'un des grands bénéficiaires du XVIIIème Congrès du Parti, prévu pour l'automne, peut-être même comme l'un des futurs principaux dirigeants du pays...

 Bo Xilai est ce qu'on appelle un Princeling, comprenez un prince héritier. Les Princelings ne sont pas une organisation politiques mais, pour faire un parallèle avec ce que nous connaissons en France, disons qu'il s'agit d'un courant au sein du PC chinois. Un des courants les plus influents et qui bénéficie de la légitimité du sang, en tant que fils de dirigeants historiques du Parti...

 C'est donc un homme extrêmement puissant que Wang Lijun accuse devant les autorités américaines presque au grand complet : devant la personnalité du transfuge, si on peut l'appeler ainsi, le Département d'Etat, l'Armée américaine et même la Maison Blanche sont dans leurs petits souliers. Rapidement, le huis-clos s'élargit quand la discussion se transforme en vidéo-conférence. Hillary Clinton elle-même y participe, informant Barack Obama en temps réel des révélations du policier.

 Effectivement, petit à petit, Wang Lijun montre ses cartes, gardant toujours quelques atouts maîtres dans sa manche, pour ne pas tenter ses interlocuteurs, au cas où il leur viendrait à l'idée d'exploiter la masse de documents qu'il détient sur 6 disques durs sans lui... Et pour ceux qui douteraient du sérieux de l'histoire, il leur suffi de jeter un oeil à l'extérieur du consulat pour s'en convaincre : police, armées et même services secrets ont établi le siège du bâtiment. Ils sont là pour récupérer le policier dès sa sortie du consulat... et semblent avoir bien du mal à se coordonner, la rumeur court même que des tirs auraient été échangés entre ces différents services.... C'est dire la tension qui règne à Chengdu en cette nuit et pendant la journée qui va suivre...

 Une situation tellement extraordinaire que, bientôt, les autorités américaines se retrouvent bien embarrassées... Que faire de Wang Lijun ? Lui proposer un asile politique en Amérique ? Première chose, le policier a commis des actes au cours de sa carrière qui, aux yeux du droit international, pourraient lui valoir une accusation de crime contre l'humanité... Lui donner la nationalité américaine ferait vraiment tâche, dans ces conditions. Seconde chose, le souhaite-t-il lui même ? Pour le communiste "fanatique" (c'est lui qui se qualifie ainsi) qu'est Wang Lijun, la perspective de vivre dans l'archétype de la société capitaliste qu'il exècre paraît difficilement envisageable, même si c'est l'unique moyen de sauver sa vie.

 Ces 30 heures seront aussi une formidable période de tergiversations diplomatiques américaines, avec rétropédalage intégré... Etonnant paradoxe, les Américains ont entre les mains de quoi faire chanceler le pouvoir politique chinois, mais ils hésitent, ne semblent pas savoir comment opérer, ni même être certain de la nécessité de la révélation de telles informations. Quant à Wang Lijun, on comprend vite qu'il est, aux yeux de Washington, bien plus embarrassant que réellement utile, au grand dam d'Ann Robertson...

 Mais la realpolitik est la realpolitik, elle est à dissocier de toute forme de morale.Sans oublier que la Chine détient des milliers d'avoir en bons du Trésor américain, ce qui lui offre des prises tout sauf négligeables... Robertson a beau le savoir, elle qui a Wang Lijun devant elle a bien du mal à se résoudre à l'idée de devoir remettre le policier aux Chinois une fois qu'il aura dit tout ce qu'il avait à dire...

 Reste à comprendre les raisons de tels agissements de la part de Wang Lijun. Pourquoi lui, le héros, le fervent communiste, a-t-il choisi la trahison pour, selon lui, sauver son pays ? Pourquoi a-t-il décidé de sacrifier ce qui est le plus précieux dans la culture asiatique, l'honneur, en se commettant au vu et au su de tous, ou presque, avec le pire ennemi de son pays ? Les analystes qui travaillent sur les documents de Wang Lijun sont certains qu'ils sont authentiques, s'il y a un piège, il est ailleurs...

 Bien sûr, il y a de quoi rester méfiant devant une telle prise d'initiative, même si elle est dictée par une urgence vitale, mais les enjeux que décrit Wang Lijun ne concernent pas seulement la politique intérieure chinoise. Ils pourraient avoir des répercussions sur l'économie américaine, dans une année 2012 qui se terminera par une élection présidentielle aux Etats-Unis... Et ce qui pourrait déstabiliser les deux principales puissances actuelles ne peut que toucher par effet domino, le monde entier...

 Alors, que recherche vraiment Wang Lijun ?

 Je vais en rester là sur l'histoire elle-même du roman. Il est temps d'évoquer le de ce roman, car il est terriblement important. Figurez-vous que Wang Lijun existe et qu'il a vraiment passé 30 heures au consulat américain de Chengdu en février de l'année dernière. Rien n'a filtré de ce qui a été dit, mais ce qu'on appelle désormais "l'incident de Wang Lijun" a vraiment eu des répercussions, puisque la carrière politique de Bo Xilai a été brisée net, on parle désormais d'un procès, et son épouse, elle aussi mouillée dans le scandale, a déjà été condamnée...

 Bien sûr, "le Gué du Tigre" est un roman, Dessertine imagine ce qu'ont pu être les révélations du policier. Mais, ce cet "incident", il tire un formidable thriller de politique fiction que ne renierait sans doute pas un Clancy ou un Ludlum. Le huis-clos est angoissant au possible, on se croirait à la cellule anti-terroriste, chère à Jack Bauer, dans la série 24h chrono.

 Roman, certes, mais on y apprend plein de choses sur la vie politique chinoise et ses moeurs pas toujours reluisantes et honorables. On y découvre, en ce qui me concerne, en tout cas, que les sommets de la hiérarchie du Parti sont terriblement divisées en factions rivales qui se disputent le pouvoir dans un combat sans merci, où tous les coups semblent permis...

 J'ai déjà évoqué les Princelings, sortes de gardien du temple communiste, garant de l'application rigoureuse de la doctrine maoïste et de l'idéologie communiste. Mais, jusqu'au Congrès de l'automne dernier, ce n'était pas cette faction qui dirigeait le pays. Depuis 2002, c'est Hu Jintao qui présidait aux destinées du pays. Et lui, appartient au Tuanpai, ou "Ligue de la jeunesse". Ses sont issus, comme ce nom l'indique, des jeunesses communistes mais n'ont pas de lien direct avec les caciques du Parti. Et surtout, contrairement aux Princelings, la libéralisation de l'économie chinoise et l'introduction des joies du capitalisme dans le pays ne les effrayent pas, bien au contraire...

 C'est donc une guerre de pouvoir qui est au coeur du "Gué du Tigre". Une guerre que constate, et déplore, Wang Lijun. Mais, s'il doit mettre en valeur ces dissensions phénoménales, c'est pour dénoncer une machination bien plus graves encore qui, et ce n'est pas le moindre des paradoxes, pourraient servir les Tuanpai, que déteste pourtant le policier... Honneur et loyauté ne sont pas des vains mots, semble-t-il, pour Wang Lijun... Mais, en remettant aux mains des Américains ses secrets, non pas les oppositions, que n'ignore pas la diplomatie US, il expose la fragilité intérieure de son pays tout en avertissant l'ennemi du danger qui le guette... Curieux, non ?

 Au-delà de ces passionnants développements sur la Chine actuelle, pas franchement dragon de papier, mais possiblement colosse aux pieds d'argile, Dessertine dresse un terrible constat sur la politique étrangère américaine et, probablement, à travers elle, sur les politiques occidentales en général. Les mots sont durs, prononcés par Wang Lijun, mais on sent que c'est Dessertine qui jette l'anathème...

 Les Etats-Unis, comme l'Europe, n'ont plus de vision du monde à long terme. On se contente d'agir à courte vue, en fonction des échéances électorales. On dirige aux sondages ou sous la pression populaire, engendrant des pouvoirs et des politiques faibles, alors que, face à la montée d'un géant comme la Chine, aux ambitions ouvertement affichées, il faudrait des politiques fortes, audacieuses, des projets d'avenir.

 Dessertine, qui évoque sans doute les politiques économiques, son domaine de prédilection, s'appuie en fait sur les valses-hésitations diplomatiques qui se déroulent au cours du roman pour appuyer sa démonstration. En vivant dans la peur, l'irrationnel et en laissant transparaître ces faiblesses, ces indécisions, ce manque de poigne, la première puissance mondiale (pour encore combien de temps ?) scie la branche sur laquelle elle est un peu trop confortablement assise, laissant la voie libre à une Chine lancée à toute vapeur, simplement freinée par ses clivages internes...

 Très plausible, très prenant, "le Gué du Tigre" est un roman dont on ne sort pas franchement rassuré sur l'avenir du monde... On essaye de se dire que c'est un roman, qu'un an après "l'incident de Wang Lijun", tout ne s'est pas effondré complètement, mais on ne dissipe pas le malaise aussi facilement...

 Bravo, monsieur Dessertine, d'avoir su exposer les enjeux les plus pointus de ce monde en matière d'économie dans un roman captivant et pédagogique ! Car, si vous vous posiez la question, pas besoin d'avoir fait des études économiques poussées pour lire ce livre, tout y est limpide, expliqué clairement et remarquablement agencé.

 Encore une belle preuve que la littérature et l'imaginaire peuvent parfaitement aider à appréhender le monde qui nous entoure et être source de réflexions profondes et pleines de sens.

Christophe
(http://appuyezsurlatouchelecture.blogspot.com/
)

Le gué du tigre
Philippe Dessertine
Editions Anne Carrière (novembre 2012)
269 pages ; 18 €