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22/01/2013

Freezing, de Clea Koff

freezing.jpgUne chronique de Christophe.

 A mi-chemin des vivants et des morts...

En 2005, lors du Livre sur la Place, le salon de Nancy, une amie libraire m'a offert un livre, un des premiers publiés par la nouvelle maison d'éditions d'Héloïse d'Ormesson et de Gilles Cohen-Solal. L'auteur, Clea Koff, une jeune américaine, venait de recevoir le Prix des Droits de l'Homme lors de ce même salon. Le livre s'appelait "La Mémoire des os", un témoignage bouleversant sur les missions que la jeune femme avait menées au Rwanda et en ex-Yougoslavie pour aider à l'identification des corps découverts dans les charniers abandonnées durant les génocides... Anthropologue légale, âgée d'à peine 25 ans, elle racontait l'horreur de ce qu'elle a vu sur ces théâtres d'opérations avec une douceur et une empathie incroyables. Un choc de lecture, un vrai, comme on en ressent peu... En cette année 2012, revoilà Clea Koff, avec un nouveau livre, toujours publié aux Editions Héloïse d'Ormesson, mais cette fois, c'est un roman qu'elle nous propose, un thriller, même, intitulé "Freezing".

Tout commence par ce qui aurait pu être un banal accrochage entre deux véhicules sur une autoroute de Los Angeles. Un conducteur ivre tamponne l'arrière du van qui le précède, pas de quoi ameuter les foules... Sauf que le chauffard aviné n'en démord pas, lorsque les portes arrières du van, immatriculé dans l'Etat de Georgie, se sont ouvertes sous le choc, il est tombé quelque chose sur la chaussée puis dans le fossé qui longe l'autoroute. Et ce quelque chose, il en est sûr, c'est un corps...

Sur place, ce sont deux agents du FBI, Scott Houston et Eric Ramos, qui ont pris les choses en main. Pourquoi le FBI ? Parce que les deux hommes, récemment mutés en Californie depuis la Georgie, justement, ont l'intuition qu'ils ont retrouvé là, la trace d'un tueur en série qu'ils traquaient à Atlanta. Une sale affaire de disparitions de femmes, des prostituées, surtout, qui, on le comprend à demi-mots, est à l'origine de leur mutation...

Sur place aussi, deux jeunes femmes, Jayne Hall et Steelie Lander. Elles sont les responsables d'une société à but non lucratif, baptisée l'Agence 32/1, qui s'est donné pour mission de redonner leurs identités aux corps anonymes qui dorment par milliers dans les morgues des Etats-Unis en attendant qu'un indice les rattache à une disparition signalée dans l'un des 50 Etats.

Houston a fait appel à elles pour deux raisons : ils les connaît bien pour les avoir croisées à Quantico lors de leurs formations respectives au siège du FBI ; et parce que l'automobiliste pris de boisson ne s'est pas trompé, c'est bien un corps qui est tombé du van qu'il a amoché... Enfin, un corps, pas tout à fait. Des morceaux de corps. Une étude approfondie doit donc être menée par des anthropologues légistes pour espérer en savoir plus sur ces victimes... Ah, oui, j'ai failli oublier, Jayne et Steelie en sont persuadées, ces morceaux appartiennent à au moins deux personnes...

Mais ce n'est là que la partie immergée de l'iceberg. Ce qu'il reste à faire aussi bien pour identifier ces victimes que pour arrêter leur assassin promet aux enquêteurs comme aux scientifiques, un sacré boulot. Car les indices dont ils disposent son mince. La plaque d'immatriculation géorgienne, la description succincte du van, l'intuition d'un lien avec les disparitions à Atlanta et le nom d'une victime, bientôt retrouvé grâce à la plaque chirurgicale placée dans son bras pour réduire une fracture.

Mais, en dehors de cela... Tandis que Jayne et Steelie s'efforcent d'apporter leur expertise aux services compétents chargés, ceux du coroner, à la morgue de LA, tout en respectant le plus méticuleusement possible les protocoles en vigueur afin d'éviter tout risque de vice de procédure si l'affaire arrive un jour devant un tribunal, Houston et Ramos tentent de remonter la piste du van, ce qui s'avère ne pas être une mince affaire.

Les indications qu'ils ont sous la main sont plutôt floues, ils commencent donc par des erreurs d'aiguillage et il leur faudra quelques jours, une éternité dans ce type d'affaire, pour obtenir un tuyau valable, prometteur, même. Mais tout n'est pas aussi simple, vous l'imaginez bien, et ce fameux van ne va pas livrer aussi facilement le nom de son propriétaire. Les agents ont là affaire à un type malin qui sait brouiller les pistes...

Les anthropologues, elles, se consacrent maintenant à leurs tâches plus quotidiennes : l'accueil des familles qui cherchent à retrouver les traces d'un proche disparu, la gestion des dossiers en cours, la comparaison des rapports des coroners ayant eu sur leur table d'autopsie un corps inconnu qui pourrait peut-être correspondre à un des profils qui leur a été confiés, etc.

Mais l'affaire du van reste présente à leur esprit, car on ne s'occupe pas tous les jours de ce genre d'histoire. Et heureusement. Car ces membres découpés les renvoient à leurs expériences passées, à ces charniers déblayés en Afrique et en Europe, à ces corps déterrés, mutilés, disloqués qu'il leur a fallu, des mois durant, essayer d'identifier... Un traumatisme qui ne s'efface pas et que chacun gère à sa façon, Houston également qui, pendant ses classes, a lui aussi travaillé sur ces lieux remplis d'atrocités.

Mais des trois, c'est Jayne qui semble avoir le plus de mal à gérer ses émotions, à ne plus faire de cauchemars, à regarder l'avenir et non rester englué dans ce passé morbide. Sans doute est-ce aussi cela qui l'a poussée à mettre en ouvre, avec Steelie, l'Agence 32/1, poursuivre la tâche commencée loin du pays natal... Mais que c'est difficile !

C'est donc dans un état de tension réel, sans doute aussi de fatigue à l'issue de journées de boulot bien remplie et parfois pas seulement éprouvantes pour le corps, que les deux jeunes femmes vont être confrontées à des évènements aussi inattendus que désagréables. D'abord, Jayne découvre de curieux fils qui semblent sortir d'une jardinière qu'on a déposé juste devant sa porte. Cela ne l'avait pas inquiété, sa mère est une animatrice de radio connue dont l'émission de jardinage fait un carton... Et comme elle veut sans cesse redécorer l'univers de sa fille... Mais ces fils, ce boîtier... On les espionnerait ?

Décidant d'aller dormir chez Steelie, pour plus de sûreté, Jayne prend alors sa voiture et son amie la sienne. Mais Steelie voit bientôt les signaux d'une agent de police qui lui demande de s'arrêter... Mais bientôt, ce contrôle inopiné inquiète la jeune femme, car ce flic n'a pas vraiment l'air de ce qu'il prétend être... Elle parvient à s'enfuir sans demander son reste mais le choc est rude pour elle aussi.

Espionnage, agression... Alors que les deux amies travaillent sur un dossier aussi sensible que la traque d'un possible tueur en série ? Difficile de croire aux coïncidences dans un tel contexte. Il devient donc urgent pour Houston et Ramos de remonter la piste d'un suspect crédible. Car outre l'impatience de leur hiérarchie, qui les considère un peu comme des cow-boys, des chiens fous, et donc fait moyennement confiance à leur intuition, les deux agents redoutent que Jayne et Steelie soient réellement en danger.

Point négatif supplémentaire, si le tueur a écouté Jayne chez elle et à son bureau, grâce aux dispositifs qui y ont été déposés discrètement, il a pu profiter d'informations inédites sur les nouveautés concernant l'enquête et donc accroître un peu plus son avance...

Alors, comme pour l'ouverture de l'enquête, c'est un coup de pouce du hasard qui donnera aux agents du FBI un atout décisif. Pour autant, ni Houston et Ramos, ni Jayne et Steelie ne sont aux bout de leurs surprises et de leurs peines. Car, même démasqué, il faut encore mettre la main sur le propriétaire du van, prouver qu'il est bien un tueur en série démembrant ses victimes et comprendre le pourquoi de ces actes... Autant de complications et de dangers supplémentaires pour eux tous, tandis que l'enquête reprend le chemin d'Atlanta pour une découverte au combien macabre qui va les replonger aux heures les plus noires de leur vie professionnelle.

Sans être médium ou extralucide, on devine aisément que, même si elle a choisi de recourir à une narration à la troisième personne du singulier, Clea Koff a mis beaucoup d'elle dans le personnage de Jayne. Anthropologue légale, ayant travaillé pour l'ONU au Rwanda et au Kosovo, ayant, quelques années après, fondé une association au sein de laquelle elle oeuvre quasi bénévolement à l'identification de victimes anonymes à travers le pays, les points communs sont nombreux, peut-être plus encore que ses deux aînées dans le genre, Patricia Cornwell et Kathy Reichs.

Plus que ces deux grandes dames du thriller, Clea Koff a choisi le thriller pour parler d'elle-même, de ses angoisses, de ses questionnements, de sa relation à la mort et aux morts, mais aussi de sa relation aux vivants, forcément affectée par l'horreur qu'elle côtoie au quotidien. Non, on peut essayer de se blinder, comme on dit, de mettre des distances, on ne fait que feindre, rien ne peut empêcher de ressentir jusqu'aux tréfonds de l'âme les conséquences de ces activités. Et même lorsque la joie du travail accompli vient mettre du baume au coeur, on se rappelle bien vite de quel type de travail il s'agit et de l'ampleur du travail qu'il reste à faire...

C'est d'ailleurs à propos de Jayne qu'est employée l'expression "à mi-chemin des vivants et des morts", que j'ai choisie pour servir de titre à ce billet. Car, la fondation de son association, qui sert de modèle à l'Agence 32/1 du roman, apparaît comme la continuation logique de la mission entamée outre-mer par la jeune femme sous l'égide de l'ONU.

Bien sûr, allez-vous objecter, mais les Etats-Unis ne sont pas le cadre d'un génocide, le contexte est complètement différent. Oui, évidemment, vu sous cet angle. Mais ce n'est pas celui qu'a choisi Jayne/Clea Koff. Ce n'est pas le lieu, le cadre qui l'intéresse. Ce sont les victimes, qui sont toutes les mêmes à travers le monde, quelles que soient leurs origines, couleurs de peau, religions, etc. Les victimes et les familles qui attendent, si ce n'est qu'on leur rende justice, qu'on leur permette de faire enfin leur deuil, dans le pire des cas, hélas, le plus répandu...

Comme je l'ai déjà dit, il y a aux Etats-Unis des milliers de corps qui restent à identifier, des carrés pour les indigents dans les cimetières où l'on finit par enterrer anonymement les cadavres sur lesquels on n'a pas réussi ou su mettre un nom avec certitude. Une tâche immense et exaltante, aussi, malgré la difficulté et les conséquences psychologiques et qui renvoie Clea Koff à ses missions humanitaires menées dans les années 1990.

Alors, pensez à cela en lisant "Freezing", car, pour moi, c'est le coeur de ce thriller. Un premier roman qui a certainement quelques défauts, ce qui n'a rien de choquant pour un livre signé par un auteur de fiction débutant. C'est vrai que l'identité du tueur peut apparaître rapidement aux yeux des plus perspicaces lecteurs. Mais ses motivations et sa traque valent le coup d'oeil.

Sans oublier cet aspect sur lequel j'ai choisi d'insister : ce sacerdoce terrible auquel se consacre Clea Koff, sans volonté de profit, ça aussi, cela me semble fondamental, ce réconfort qu'elle apporte à des parents durement éprouvés, ces avancées qu'elle permet dans toutes sortes d'affaires, criminelles ou non. Car il n'y a pas que des victimes de meurtre parmi les "John et Jane Doe" qui dorment dans les frigos des morgues américaines.
Le rythme de "Freezing", les rebondissements, l'enquête, le dénouement m'ont plutôt convaincu, malgré le bémol évoqué ci-dessus. J'ai passé un bon moment de lecture avec un livre qui fait vibrer d'autres cordes, plus sensibles que celle du simple lecteur amateur de thriller. Il n'y a pas que les corps qui soient congelés dans ce roman, les sangs de Jayne et du lecteur aussi devant tant d'horreurs presque quotidiennes...

Alors, pour terminer ce dernier billet de 2012, voici le lien de l'association fondée par Clea Koff, pour poursuivre la réflexion.

Christophe
(http://appuyezsurlatouchelecture.blogspot.com/
)

Freezing
Clea Koff
Editions Héloïse d'Ormesson (4 octobre 2012)
421 pages ; 22 €