15/12/2010
La nuit de l'oracle, de Paul Auster
Après Le livre des illusions dont la toile de fond était une réflexion sur la signification de l'art, Paul Auster se penche, dans La Nuit de l'oracle, sur les vertiges et les complexités de la création romanesque. Il le fait en promenant le lecteur dans un dédale narratif qui, sans être totalement inextricable, est tout de même suffisamment alambiqué pour le tenir en haleine durant 230 pages. Pour ma part, j'ai été très vite englué comme un insecte dans sa toile, pris au jeu des interrogations que Paul Auster, en maître incontesté de la narration, nous amène à nous poser. Comme pour la lecture d'un roman policier classique parsemé d'indices, de fausses pistes, de demi-vérités et de mensonges trop crédibles pour être honnêtes, je n'ai pu faire autrement que de chercher des liens entre les personnages et les histoires, échafauder des hypothèses, tenter de déjouer les pièges, bref rester intellectuellement actif et toujours sur le qui-vive.
Paul Auster part d'une constatation simple. Tous les romanciers, tous les créateurs de personnages et d'histoires, se posent inévitablement ces questions : pourquoi ai-je choisi ce type de personnage comme héros de mon roman ? Quels sont les rapports entre ce que je vis aujourd'hui, mon histoire, mon vécu, ma personnalité intime et les personnages que j'invente ? Pourquoi ce choix plutôt qu'un autre ? Quels sont les rapports entre le réel que je vis, moi, romancier, et celui que je crée ? Et, question plus redoutable encore, dans quelle mesure le monde que je crée peut-il interférer dans ma vie et l'influencer ?
Ce questionnement est une caractéristique des romanciers contemporains souvent plus intimistes, ou dans le plus mauvais des cas, plus nombrilistes que ceux d'antan. La mode littéraire est aujourd'hui à l'introspection, au dévoilement total, à l'auto fiction dans laquelle on sort ses tripes avec allégresse. Il y a globalement dans la littérature d'aujourd'hui, moins de personnages, et lorsqu'il y en a, ils n'ont pas la même fonction démonstratrice que les personnages des romanciers du siècle dernier. De plus, la psychanalyse est passée par là, poussant l'auteur à prendre quelque distance avec ce qu'il écrit : il sait bien, au fond, qu'en écrivant, même s'il ne parle pas directement de lui, c'est tout de même lui qu'il met en scène, que ses choix de personnages ou de situations ne sont pas neutres mais au contraire le représentent, le décrivent avec plus d'exactitude que la plus parfaite des biographies.
Partant de là, Auster a imaginé, pour bâtir son histoire, une situation de départ simple et même classique, mais qui va devenir rapidement labyrinthique. Le narrateur, Sidney Orr, est un jeune écrivain New-yorkais prometteur. Vous pourriez déjà commencer à bâiller d'ennui devant la banalité de ce choix : un choix de fainéant pourriez-vous dire. Un auteur qui choisit comme personnage principal un écrivain, sait qu'il ne perdra pas ainsi un temps précieux pour se documenter. Si vous pensez ainsi, vous vous trompez lourdement ! Le choix de Paul Auster est imposé par l'idée de départ : son narrateur ne peut être qu'un romancier, et même un romancier New-Yorkais !
Sidney Orr est donc marié à une femme qu'il aime et qui l'aime, tout va bien, semble-t-il, de ce côté. Il sort de l'hôpital et d'une maladie, dont on saura peu de chose au début du roman, sinon qu'elle a failli le tuer. Très vite, poussé par une nécessité qui semble vitale, il commence à écrire une histoire, sur un carnet bleu provenant du Portugal, acheté à un papetier chinois du nom de Chang. Nick Bowen est le héros de cette histoire que Sidney commence à écrire dans le carnet bleu. Auster va donc mener en parallèle l'histoire personnelle de Sydney et celle de Nick, le héros de son roman, et va peu à peu nous montrer toute la complexité des liens qui lient ces deux histoires, et à travers cette complexité, nous dévoiler les ressorts même de l'écriture romanesque et ses implications.
Nick est un éditeur qui vit et travaille à New York, tout comme Sidney. Il reçoit de Rosa Leightman, petite fille de Sylvia Maxwell, écrivain connu et décédé depuis peu, le manuscrit d'un roman jamais publié : " la Nuit de l'oracle ". Nick frôle la mort quand un objet tombé d'un toit s'écrase à quelques centimètres de lui. Et il décide brusquement de quitter sa femme, de lâcher son travail, sans rien dire à personne, et de partir vivre une autre vie à Kansas City, où il va se retrouver - hasard des rencontres - à l'hôtel Hyatt Regency.
Quel est le rapport entre la vie de Sidney Orr et ce qui arrive à Nick Bowen ? Paul Auster nous le révèle au tout début du livre : l'ami le plus proche de Sidney Orr, John Trause, écrivain reconnu, lui a suggéré d'utiliser l'histoire de Flitcraft et d'en faire un roman. Flitcraft est un personnage tiré du roman Le faucon maltais de Dashiel Hammet (histoire dans l'histoire à l'intérieur de ce roman). A la suite d'un incident qui a failli lui coûter la vie, Flitcraft prend conscience que " le monde est régi par le hasard " et il quitte, sans rien dire à personne, son travail, sa famille, pour vivre une nouvelle vie dans une autre ville.
On voit ici à l'œuvre un des thèmes abordés par Paul Auster : le rôle de l'intertextualité dans la création romanesque. Il y a rarement une table rase dans l'écriture romanesque, la littérature est le matériau de base de la littérature, mais comment cela peut-il se passer dans la vie du romancier, d'une façon concrète ? Comment le romancier se nourrit-il de ses rencontres littéraires pour créer de nouveaux univers ? C'est un des nombreux thèmes de ce roman, qui en contient bien d'autres !
Ainsi de la part du hasard dans le choix des personnages et des évènements. Tout comme le hasard a failli coûter la vie à Flitcraft (ou lui sauver la vie selon le point de vue que l'on adopte), il intervient constamment dans les choix du romancier. Ainsi, nous dit Sidney Orr dans une note de bas de page de son carnet le choix de Kansas City comme point de chute pour Bowen était arbitraire- c'est le premier endroit qui m'était venu à l'esprit, sans doute parce que c'est une ville tellement éloignée de New York, coincée en plein centre des terres : Oz dans toute sa glorieuse étrangeté. C'est après avoir embarqué Nick à destination de Kansas City que je me suis rappelé la catastrophe du Hyatt Regency, un événement authentique qui s'était passé quatorze mois auparavant (en juillet 1981).
Dans la création d'un personnage est-ce toujours la part de hasard ou un processus mental inconscient, lié à des souvenirs lointains et déformés, à des lectures oubliées ? Sidney Orr tente de comprendre comment il a créé le personnage de Sylvia Maxwell, l'auteur du livre la Nuit de l'oracle que veut publier Nick Bowen. A-t-il inventé ce nom, ou bien est-il celui d'une romancière qu'il a lu jadis et qu'il a oubliée ? La Nuit de l'oracle est-il le titre d'un livre qui a été réellement écrit ? Tout cela est brumeux pour lui, impossible de faire la distinction entre l'imprécision de ses souvenirs et la création de son imagination. John Trause, son ami, a lu des livres d'une Sylvia Monroe, mais Sylvia Maxwell, ça ne lui dit rien. Sylvia Monroe a écrit un livre dont un des titres comporte le mot nuit, mais c'est bien mince, d'autant plus que lui-même n'a pas lu ce livre.
De même le choix par Sidney Orr du personnage de Ed Victory, chauffeur de taxi qui doit jouer un rôle déterminant dans la vie de Nick Bowen, est aussi le compromis entre le hasard et le fruit des lectures de Sidney. Celui-ci décide de faire de Ed Victory un collectionneur d'annuaires téléphoniques. Or Sidney possède un exemplaire d'un des annuaires téléphoniques des années 1937-38 de Varsovie. Comment ce simple objet peut-il intégrer le roman ? Que peut imaginer Sidney pour justifier qu'un personnage devienne un collectionneur obsessionnel d'annuaires téléphoniques ? Quels sont les mécanismes qui relient la vie et les expériences de Sidney Or à ce personnage (ainsi qu'au personnage de Bowen) ? Paul Auster nous le montre tout en créant sans avoir l'air d'y toucher, des personnages secondaires puissants et originaux, à tel point qu'on se dit que n'importe lequel d'entre eux ferait un extraordinaire héros d'un autre roman. On découvre à travers eux, au fil des pages, comment le plus petit événement de la vie, l'information qui semble la plus dérisoire, peuvent servir de matériau pour construire, créer, inventer.
Mais cette création n'est pas neutre pour l'écrivain, elle va à son tour influencer sa vie, les personnages même. C'est l'objet d'une discussion entre le narrateur et son ami John Trause.
Celui-ci lui parle d'un écrivain qu'il avait connu et qui avait décidé de ne plus écrire car il tenait un de ses poèmes pour responsable de la mort de sa fille. Nous avons parlé assez longtemps de cette histoire, John et moi, et je me souviens de la fermeté avec laquelle je condamnais la décision de l'écrivain comme une aberration, une lecture erronée du monde. Il n'existait aucun lien entre l'imagination et la réalité, disais-je, aucun rapport de cause à effet entre les mots d'un poème et les événements de nos vies. (…) A ma surprise, John était d'avis opposé. (…) Les pensées sont réelles, disait-il, Les mots sont réels. Tout ce qui est humain est réel et parfois nous en savons certaines choses avant qu'elles ne se produisent, même si nous n'en avons pas conscience. Nous vivons dans le présent, mais l'avenir est en nous à tout moment. Peut-être est-ce pour cela qu'on écrit, Sid. Pas pour rapporter des événements du passé, mais pour en provoquer dans l'avenir.
Paul Auster nous entraîne là dans un autre lieu, plus mystérieux, qui nourrit le désir d'écrire. Il l'évoque à travers l'évolution du personnage Sidney Orr : dans quelle mesure les mots jetés sur le carnet bleu vont-ils influencer sa vie, être parmi les éléments fondateurs d'un drame ? Sidney Orr finit par comprendre ce que voulait dire son ami et déchire le carnet. A certains moments, écrit Sidney Orr après avoir déchiré le carnet, pendant ces quelques jours, j'ai eu l'impression que mon corps était transparent, une membrane poreuse à travers laquelle pouvaient passer toutes les forces invisibles du monde-un réseau aérien de charges électriques transmises par les pensées et les sentiments des autres. Je soupçonne cet état d'avoir été à l'origine de la naissance de Lemuel Flagg, le héros aveugle de La Nuit de l'oracle, cet homme si sensible aux vibrations qui l'entouraient qu'il savait ce qui allait se passer avant même que n'aient eu lieu les événements eux-mêmes. Je ne savais pas, mais chacune des pensées qui me passaient par la tête me désignait cette direction.(…) Le futur était déjà en moi, et je me préparais aux désastres à venir.
Un des éléments caractéristiques de ce roman est la longueur des notes de bas de page. Certaines d'entre elles s'étalent sur trois pages du roman, et on peut se demander pourquoi Auster a utilisé cette technique plutôt que d'incorporer ces notes dans le cours du récit.
La longueur des notes heurte le lecteur en coupant le rythme de la lecture, puisqu'il faut revenir sans cesse en arrière, plusieurs pages avant. En même temps, chacune de ces notes est écrite avec un tel luxe de détails, et une telle habileté qu'on finit par souhaiter qu'elle ne s'arrête pas : elles sont aussi intéressantes, y compris d'un point de vue romanesque, que le récit initial ! Il y a chez Paul Auster le désir de jouer avec le lecteur sur l'aspect contradictoire de ces notes de bas de page : d'une part elles ancrent le lecteur dans la réalité, en donnant au récit une véracité réaliste analogue aux notes de bas de page utilisées par Jules Verne dans ses romans. D'autre part, et contradictoirement, elles tentent, par leur longueur même, de rompre avec l'illusion romanesque en amenant le même lecteur à établir une distanciation critique dans sa lecture un peu analogue à celle que pratiquait Diderot dans Jacques le fataliste .
Mais il y a bien d'autres pistes de lecture dans cet extraordinaire roman, un article n'y suffirait pas ! Je vous laisse donc le soin de les découvrir, et d'en découvrir d'autres encore ! De toute façon, vous l'avez compris, j'ai beaucoup aimé ce nouveau roman de Paul Auster, une vraie mine d'or (d'Orr), le genre de livre qu'on ne se lasse pas de relire parce qu'on est assuré d'y découvrir de nouvelles pépites !
J.T.
10:34 Publié dans 06. Il y a une vie hors du polar ! | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook | |
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