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17/01/2013

Le chant du diable, de Frédéric Rapilly

chant_du_diable.jpgUne chronique de Christophe.

"Le mal que font les hommes leur survit" (William Shakespeare).

C'est le personnage principal du roman dont nous allons parler qui se rappelle cette phrase, à la fin du livre, sans citer Shakespeare (merci, le moteur de recherche qui commence par G. !), mais je voulais compléter le ver, extrait de la tragédie "Jules César", avant de commencer, car elle me semble importante : "le bien est souvent enterré avec leurs os". Voici de quoi introduire avec érudition un thriller dense, ramassé en 230 pages à peine, ce qui est assez court, de nos jours, pour ce genre précis, "le Chant du Diable", de Frédérick Rapilly (Editions Critic). Je tiens aussi à dire dès le début qu'il serait mieux d'avoir lu, auparavant, le premier roman de cet auteur, "le Chant des Âmes", qui vient de sortir en poche chez Pocket, car il en est beaucoup question dans ce livre, et je crois utile de préciser que l'ordre de lecture a de l'importance. C'est aussi une manière de vous prévenir que ce que je vais dire maintenant s'appuie aussi sur le précédent roman, dont il peut révéler quelques éléments clés...

 Une année a passé depuis cette nuit, à Bali, où un incendie a ravagé une boîte de nuit. Marc Torkan est sans nouvelle depuis de Jillian, la femme dont il était amoureux. Elle a disparu en même temps que le tueur en série qui se faisait appeler Technokiller, dans la panique, la confusion. Parmi les dizaines de victimes qui ont péri dans cette catastrophe, aucune trace de la jeune femme et de son potentiel assassin. Mais depuis, aucune nouvelle. Aucune trace. Aucune piste.

 Un nouveau traumatisme difficile à supporter pour Torkan qui, à la mort accidentelle de sa femme, quelques années plus tôt, avait renoncé au journalisme et au grand reportage, pour devenir antiquaire dans sa Bretagne natale. C'est justement pour mener l'enquête sur un des meurtres du Technokiller, du côté de la forêt de Brocéliande, que Torkan avait accepté l'offre de Paris Flash, son ancien employeur, et avait remis son costume de globe-trotter.

 Pourtant, quelques mois plus tôt, il a décidé de sortir de nouveau de sa retraite, de s'extirper de sa dépression et de reprendre son bâton de pèlerin. Toujours pour mener l'enquête, mais pas pour un organe de presse, cette fois. Non, pour une fondation, créée par la mère d'une des victimes de Technokiller, et dont le but est de permettre d'identifier les femmes victimes de crimes inexpliqués à travers le monde et de remonter la piste de leurs assassins.

 Voilà pourquoi Torkan est en Thaïlande, accompagné d'un garde du corps aussi massif qu'efficace, Kiefer Wisemann. Le journaliste travaille sur le cas d'une occidentale dont le cadavre a été retrouvé dans un cours d'eau du pays. Avant de finir là, la jeune femme avait été violée, torturée et tuée... Torkan vient d'obtenir une information qui pourrait se révéler capitale : l'identité de la victime. Une jeune russe qui avait choisi la profession d'escort-girl, dans le but de financer de coûteuses études commerciales. Autre indice intéressant : elle venait de quitter l'agence basée à Moscou qui l'employait et l'avait envoyée travailler en Thaïlande, pour voler de ses propres ailes...

 Pendant que Torkan avance dans son enquête, à Paris, Katie Jeckson, la photographe d'origine américaine avec laquelle il avait mené l'enquête sur le Technokiller, est convoquée à la rédaction de Paris Flash. Pour elle, qui bosse en free lance, ce n'est pas si courant. Et pour cause, le magazine a reçu une vidéo qui fait froid dans le dos : les images d'une jeune femme entravée, rendue muette par une de ces boules de plastique qu'on trouve dans les sex shops et qui rappelle les sinistres poires d'angoisse du Moyen-Age. En soit, la vision est effrayante, mais c'est la bande-son qui accompagne les images qui glace les sangs. Des cris. Les cris d'une femme souffrant le martyre... Est-ce la voix de la femme qu'on voit sur la vidéo ou... d'une autre ?

 L'équipe de Paris Flash oscille entre consternation et excitation, car il y a sans doute là matière à un reportage exclusif... Reste à savoir ce que veut dire ce film, d'où il a été envoyé sur la boîte mail du magazine et pourquoi a-t-il été adressé précisément à cette rédaction, qui n'est pas encore certaine d'être l'unique destinataire de l'atroce film...

 C'est un reportage diffusé sur une chaîne d'informations continues qui va apporter un début de réponse : on y parle d'un fait divers intervenu sur une plage de Benidorm, en Espagne. Une femme nue y a été découverte au matin errante, apparemment sous l'emprise de substances annihilant sa volonté. Mais le plus horrible, c'est qu'entre ces mains, la femme tenait une tête... La tête d'une autre femme que l'assassin avait pris soin de coller aux doigts d'une de ses victimes, avec de la colle forte...

 A Paris, le choc est rude : la femme nue est sans conteste la femme que l'on voit sur le film, solidement attachée. Difficile par conséquent de ne pas imaginer que les cris étaient ceux de l'autre femme, désormais décédée, sans doute dans des conditions abominables... Quant à l'assassin présumé, son corps est bientôt retrouvé dans la maison où il a dû séquestrer ses victimes. Tout indique qu'il s'est suicidé, une fois son forfait accompli.

 Mais ce qui intrigue Katie Jeckson et l'équipe du magazine, c'est la citation qui accompagne le film qu'ils ont reçu : "Mon nom est légion, car nous sommes beaucoup..." Une phrase apparemment énigmatique, mais qui est en fait tirée du Nouveau Testament. De l'évangile selon Saint Marc, plus précisément. Marc, comme Marc Torkan ? Et si la vidéo était directement adressée au journaliste ?

 Pendant que Ketie se lance à la recherche d'informations sur le meurtre de Benidorm, avec l'espoir d'avoir une avance décisive sur la concurrence, la rédaction cherche à joindre Torkan, dont ils n'ont pas de nouvelles depuis un certain temps. Et le reporter est difficilement joignable. D'abord, parce qu'il se trouve à des milliers de kilomètres de la capitale parisienne. Ensuite, et c'est un euphémisme, parce que son enquête sur l'escort-girl russe semble avoir légèrement dérangé des personnes pas très recommandables et plutôt violentes quand on les approche de trop près...

 Plus clairement, après s'être faits piéger, Torkan et Wisemann sont désormais poursuivis par des hommes qui ont pour mission de les éliminer sans autre forme de procès. Des hommes dont les commanditaires semblent appartenir aux autorités locales, ce qui ne va pas simplifier la tâche des deux hommes, qui doivent trouver absolument comment quitter la Thaïlande le plus discrètement possible, alors que, pour sauver leurs vies, il leur faut abattre des poursuivants qui devraient représenter l'ordre...

 Alors que d'autres crimes sont commis en Europe sur le même modèle que celui de Benidorm, que Paris Flash reçoit une nouvelle vidéo toujours aussi horrible, Katie déniche un indice décisif qui semble confirmer que toute cette histoire est en lien direct avec Marc... Mais celui-ci est quasiment injoignable, sans que ses amis en France comprennent pourquoi...

 Course au scoop et course-poursuite s'entremêlent alors à un rythme très élevé, juste entrecoupées par les paroles des Rolling Stones qui servent de têtes de chapitre (évidemment "Sympathy for the devil", mais pas seulement, wouh, wouh !) et des séries d'infos, de vraies infos des jours où se déroule l'histoire, allant du plus sérieux au plus futile et rappelant furieusement les bandeaux qui défilent au bas des chaînes d'informations continues.

 Tandis que Katie, impuissante, doit se résoudre à laisser son ami Marc se débrouiller seul (enfin, avec l'aide aussi musclée que précieuse de Kiefer), tandis que celui-ci, empêtré dans cette sordide histoire de meurtre de femme aux relents nauséabonds, se voit contraint d'accepter un deal qui ne lui plaît guère et qui va réveiller en lui de vieux démons.

 Pour le pire... Et peut-être aussi le meilleur.

 Comme je l'ai dit pour commencé, "Le Chant du Diable" est un thriller court, ramassé, dense et violent. Une véritable suite au "Chant des Âmes", avec lequel il forme un imparable diptyque. J'ai trouvé sa forme originale car on a l'impression que Marc et Katie courent chacun des lièvres différents, que ce que traverse Torkan est indépendant du reste et que son salut ne dépend pas de l'enquête menée à Paris par Jeckson et les autres.

 Comme dans le précédent livre, la musique joue un rôle important au milieu de cette folie. Elle se fait moins techno que dans "le Chant des Âmes" qui se déroulait en grande partie dans le milieu des rave-parties, mais elle reste présente, avec une copieuse play list à découvrir en fin de livre, pour ceux qui, je sais qu'il y en a de plus en plus, aiment se mettre dans l'ambiance musicale des romans qu'ils lisent.

 Et puis, parce que le thriller n'est pas qu'un bête roman d'action avec fusillades, poursuites, hémoglobine et final spectaculaire, Frédérick Rapilly nous offre une réflexion sur le monde moderne dans lequel nous vivons et sur son fleuron technologique : internet. Cet outil merveilleux qui fait du monde un village, ou presque, nous relie tous ou que nous soyons, nous permet d'échanger entre nous, d'accéder à des mines d'informations et de savoirs... Ou à tout autre chose...

 Internet, c'est une force qui a aussi un côté obscur (tiens, ça me rappelle quelque chose, ça...). Une dimension parallèle où les pires instincts tapis en chaque homme se réveillent, se déchaînent, se partagent, se monnayent, asseyent fortunes et pouvoir... Les vidéos que Paris Flash reçoit ne sont que les contre-champs de ces snuffs movies dont on entend parler, en refusant d'accepter leur existence, souvent, mais qui constituent un marché international particulièrement juteux pour les moins scrupuleux de non congénères...

 Sans doute une autre version, celles des tortures et des assassinats qu'on entend sur ces films mais qu'on ne voit pas, circulent-ils déjà à travers le monde à la vitesse quasi instantanée de transmission des 0 et des 1 par le fibre optique et par les ondes... Comme des milliers d'autres abominables vidéos qui fascinent quelques mabouls pleins aux as...

 La phrase de Shakespeare est parfaite pour illustrer ce qui se passe dans "le Chant du Diable", Torkan a tout à fait raison de la citer. Oui, le mal que l'homme fait désormais lui survit en images HD et en stéréo. Quant au bien, pas sûr qu'il se cache avec les os et les dépouilles des malheureuses victimes qui, immonde paradoxe, sont immortalisées dans leur mort... La plupart d'entre elles n'auront sans doute jamais de sépulture où loger cette part de bien qui, malgré tout, doit bien briller quelque part de l'être humain.

 Rapilly nous met en garde sur la force des images, nous qui en vivons entourés, gavés, du matin au soir. Sur leur force mais aussi leur perversité, lorsqu'on l'emploie à mauvais escient. Lorsque notre part diabolique se glisse derrière et devant les écrans pour jouir de ce mal qui ronge notre société. En jouir et en faire commerce, ce qui ajoute l'immoralité à la folie...

 Oui, ce que Torkan va découvrir va faire sortir de lui également une sorte de pulsion animale très violente, une facette de lui même qu'il ignorait jusque-là et qui va l'effrayer grandement, un égarement qui le conduit aux lisières de la folie avant que sa raison, sa morale, aussi, ne reprennent le dessus. Mais les séquelles de tout cela, quelles seront-elles ?

 En nous mettant devant notre part d'ombre, car le lecteur, comme Torkan, ne peut que se sentir révolter devant l'ampleur de ce que le journaliste découvre, Rapilly réussit à nous mettre mal à l'aise, nous donne une leçon à méditer. Et nous offre une fin dont je ne suis pas capable de dire si elle est heureuse ou dramatique...

 Sans doute un peu des deux, selon qu'on se place sur un plan individuel ou général... Car les dernières phrases du livre n'incitent guère à l'optimisme, surtout lorsque l'hyper-médiatisation des faits divers donne une opportunité sans précédent aux illuminés de tous poils de profiter de leur 1/4h de gloire wahrolien jusqu'à ce qu'ils soient remplacés par d'autres encore plus fous et plus furieux qu'eux...

 Après la lecture en début d'année du "Chant des Âmes" et en fin d'année du "Chant du Diable", je suis désormais impatient de voir le début 2014 pour voir ce que nous proposera alors Frédérick Rapilly, dans son prochain livre, d'ores et déjà annoncé sous le titre "Dragon noir" (hommage à Thomas Harris, monsieur Rapilly ?).

Christophe
(
http://appuyezsurlatouchelecture.blogspot.com/)

 

Le chant du diable
Frédéric Rapilly
Editeur : Critic (6 novembre 2012)
Collection : THRILLER-POLAR
235 pages
16 €

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