Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

16/09/2015

Justicier, de Manon Torielli (chronique 2)

justicier.jpgUne chronique de Jacques

L'univers singulier de Manon Torielli

Voici un polar qui, par sa tonalité et son écriture, sort de l’ordinaire de la production française du genre.

Mais est-ce bien un polar qu’a voulu nous proposer l’auteur ?

Oui et non.

Des meurtres, un flic, une enquête, une intrigue qui se dénoue... de ce point de vue nous sommes bien dans un roman policier classique, qui nous propose d’entrée de jeu deux cadavres d’hommes, égorgés puis émasculés dans une maison d’un petit village de Haute-Provence, Barrême. Vous en conviendrez : voici une entrée en matière fort alléchante pour tout amateur de polar qui se respecte.

Sauf que... l’écriture et l’ambition de l’auteur dépassent largement le cadre de l’intrigue policière. Du conte au théâtre en passant par la mythologie et le fantastique, en donnant à son écriture une modulation qui tend souvent vers la prose poétique, Manon Torielli utilise un large éventail pour nous attirer dans son univers, dans son imaginaire, ce qui est sans doute son objectif essentiel.  

Elle s’écarte des codes du polar traditionnel avec allégresse en n’hésitant pas à briser le suspense par la description détaillée d’un lieu de l’enquête, l’évocation de certains rêves éveillés de son curieux enquêteur, ou encore l’évocation de l’une des promenades de ce dernier aux alentours du village : « Norbert s’éloigne en direction de la rivière. Brusquement, la fatigue vient de lui tomber dessus : il se met à boiter lourdement. De temps en temps il s’arrête et plante ses yeux dans les étoiles. L’ombre de son grand nez d’aigle semble quêter là-haut d’improbables réponses. Sa maigre crinière s’argente finement sous les rayons de lune. Autour de sa grande carcasse flottent les pans de son pardessus ouvert. Un presque vagabond à l’allure biscornue, au pas inégal, saccadé, fulminant, ricanant sous l’œil étonné de l’astre nocturne. Baigné d’effluves doux et très anciens, Tiffauge traîne son corps récalcitrant sur le pont qui mène à l’auberge. Un moment, il se confie à l’eau noire et luisante qui s’engouffre et déferle au-dessous de lui. Le hululement d’un grand-duc lui répond, déchirant les ténèbres qui brusquement se dilatent. La nuit se rapproche, devient soudain plus palpable. Norbert s’y enfonce en aveugle. De cette nuit épaisse et minérale, il faudra bien que quelque chose ou que quelqu’un surgisse ».

Il faut dire que Norbert Tiffauge est un flic un peu spécial : il lui arrive d’avoir des visions de personnages disparus qui peuvent le mettre sur une piste que personne n’aurait pu imaginer par des moyens plus traditionnels. C’est ainsi que le fantastique s’invite tout naturellement, presque normalement, avec l’apparition fantomatique d’une enfant aux tresses rousses et aux yeux violets, une petite fille sans doute morte depuis longtemps et qui semble avoir un rapport étroit avec le tueur, le « justicier ». Tiffauge qui entend « le rire de cascatelle » de l’enfant, finit par comprendre qu’« à sa façon de jeune morte, elle lui avait dessiné et joué le drame qui avait eu lieu sans doute dans cette chambre, en un temps lointain. Il fallait renouer tous ces fils, retisser les choses pour comprendre et redonner la paix à la petite morte ».

Claire, la fille de l’un des hommes assassinés, clown, comédienne et mère d’un petit garçon qu’elle élève seule, est l’un des personnages les plus marquants du livre. Lumineuse, tranquille, presque éthérée, elle est la part de lumière de l’humanité, quand l’étrange Austremoine avec qui elle correspond pendant plusieurs mois (savoir pourquoi donne une des clés de l’intrigue) en est la noirceur et le mystère.

Le regard que pose l’auteur sur ses personnages est une autre clé du livre. Même s’il y a entre quelques villageois, suspects ou non, des haines familiales recuites et tenaces, même si certains ne sont pas exempts de défaut, ce regard est plutôt bienveillant, parfois teinté d’une ironie discrète sans agressivité. Dans sa vision du monde qu’elle veut nous transmettre, elle semble être plus intéressée par « la beauté du chemin, la bonté des voyageurs » que par la violence et la méchanceté du monde.

Manon Torrielli ne cherche pas à appliquer des techniques éprouvées qui font les succès de nombreux best-sellers, elle préfère nous faire partager son univers singulier, en prenant ainsi le risque d’éloigner certains lecteurs qui le trouveront trop étrange. Mais après tout, une certaine forme d’écriture, quand elle est personnelle, ne prend-elle pas toujours ce pari ?

Albertine a écrit une remarquable chronique sur ce livre, publiée par le collectif un-polar.

 Jacques ( blog : lectures et chroniques)

 

 

Justicier
 Manon Torielli
Editions Wartberg (4 mai 2015)
 Collection : Zones noires
284 pages