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14/02/2011

Le Jura, une région sans femme ?

duboispourlescercueils.jpgDu bois pour les cercueils, de Claude Ragon

 Prix du Quai des Orfèvres 2011

 Pas une seule femme dans les  180 premières pages de ce polar.  Le jeune lieutenant Quentin Bruchet  est bien censé avoir une copine, mais celle-ci, exilée à Londres, reste invisible  pour le lecteur et  le restera  jusqu’au bout du roman. Du coup, pendant la lecture, j’échafaudai   des hypothèses extravagantes pour tenter d’expliquer le curieux parti pris de Claude Ragon.  L’histoire se déroulant dans le massif jurassien  que je  ne connais que de réputation (et encore ! ), ma première idée fut que le  Jura devait être  une contrée hostile aux femmes et que celles-ci   avaient émigré en masse vers  des régions plus riantes.  Une objection me vint  aussitôt à l’esprit :  dans ce cas,  comment  pouvaient bien se reproduire  les jurassiens mâles ?  Entre eux ? Avec des moyens  de procréation modernes ?  Virtuels ? J’étais dubitatif. C’était quand même à examiner  de près. 

Deuxième hypothèse :  il s’agissait pour l’auteur d’un procédé littéraire.  Il  commençait à écrire un  polar sans une seule femme,  tout en prévoyant que dans  le roman suivant  il n’y aurait pas un seul homme.  Ainsi la parité serait strictement respectée, tout serait politiquement correct et Claude Ragon ne pourrait être accusé de misogynie ou de misandrie.  L’idée était séduisante et  j’imaginais déjà  un commissariat  composé uniquement de femmes flics, des tueurs qui seraient des tueuses, des témoins qui  ne seraient  que des femmes, des magistrats  qui porteraient tous des robes puisqu’elles seraient des magistrates. Je me disais que  ça pourrait avoir un certain panache.  Hélas, arrivé à la page 183, j’ai dû me rendre à l’évidence : une femme,  puis deux, puis trois commençaient à apparaître furtivement dans le roman. Elles n’avaient pas un grand rôle,  ne prononçaient qu’une ou deux phrases  très courtes puis disparaissaient dans la brume mystérieuse du Doubs en même temps que dans les pages grises du roman.  Je dus me rendre à l’évidence :  il devait y avoir  quelques femmes dans le Jura, tout comme  dans le polar de Claude Ragon, même si, dans les deux cas, elles avaient peu d’importance.  Un peu déçu, mais malgré tout rassuré sur l’avenir démographique de  cette attachante région, j’ai pu alors me  concentrer sur l’intrigue.

Celle-ci  se déroule dans une usine de transformation du bois, Polybois, située dans un petit village du sud du Doubs. Le directeur, un type vraiment infect, qui a donc beaucoup d’ennemis, a été retrouvé dans l’usine, la tête  et les deux mains totalement écrabouillées  par une presse à bois.  De la purée de tête et de mains, c’est tout ce qui restait du malheureux.  Dans un premier temps, l’enquête avait été confiée à la gendarmerie locale.  La seule porte  apparemment accessible étant fermée de l’intérieur,  celle-ci  avait conclu à un accident. Logique, ont dû penser les gendarmes  : sans doute Bernard Verdoux voulait-il vérifier, pendant que la presse se refermait sur sa tête et sur ses mains, s’il n’y avait pas quelques grains  de poussière à nettoyer.  C’est un métier  dangereux  quand on est trop méticuleux.

Coup de chance pour nous,  une lettre anonyme arrive chez le procureur et sème le doute dans son esprit : possible, dit la lettre,  que ce soit une histoire plus compliquée qu’un simple accident. Notre rusé et avisé procureur décide alors de faire intervenir  la PJ pour  tenter d’y voir plus clair. Voici donc le jeune  Quentin et son patron de commissaire  Gradenne partis vers ces contrées fort peu féminisées  pour dénouer l’énigme.

Heureusement pour le  lieutenant Quentin, qui a besoin de faire ses preuves,  Gradenne va être cloué au lit dès son arrivée par la redoutable grippe du Jura, bien connue des explorateurs courageux qui osent s’aventurer dans ces lieux austères. Et c’est lui, bien sûr, qui va alors résoudre l’énigme.

 Je peux bien vous le dire dans le creux de l’oreille  : la  tête et les mains du directeur écrabouillées sous la presse, ça n’était  pas un accident, mais bel et bien un meurtre, et  dans le fond c’est heureux. Dans le cas contraire,  le polar aurait été lourdement plombé et le prix du Quai des Orfèvres serait passé sous le nez de Claude  Ragon. 

Pendant le cours de l’enquête,  nous apprendrons tout, mais vraiment tout sur les procédés qui permettent d’obtenir des panneaux d’aggloméré  en partant du bois brut. Panneaux qui peuvent servir  à fabriquer des meubles divers ou  parfois  même des  cercueils bas de gamme (d’où le titre du roman). Ce côté documentaire très technique est un des aspects  les plus plaisants du livre.  Pour le reste, les personnages de Claude Ragon sont désespérément lisses, les dialogues bavards, ampoulés  et trop longs. L’auteur a pris le contrepied de la tendance de certains  polars dans lesquels  le flic, héros de l’histoire,  est un type déjanté, mal rasé, alcoolique,  douze fois divorcé,  dépressif,  atrocement mal dans sa peau,  mais dont l’intuition géniale et le côté obsessionnel du boulot permettent  à la vérité, et parfois à la justice, de triompher. 

En soi, ça n’est pas mal de vouloir se démarquer de la mode. Mais le personnage de Quentin   est si fade, si terne, si insignifiant, qu’il faut vraiment avoir les neurones bien accrochés  pour s’intéresser à son enquête.  Pour stimuler l’intérêt du lecteur, il aurait  fallu  que les personnages présentent des traits de caractère originaux et forts et  que les dialogues soient plus nerveux et moins bavards.  C’est  raté.

Mis à part le côté documentaire, deux  choses sauvent  tout de même le roman du désastre  total : son  dénouement, plutôt astucieux, et  une intrigue habilement reliée à la guerre d’Algérie et aux exactions commises avant la signature des accords d’Evian  par une partie de l’armée française.  Tout n’est donc pas à jeter aux orties.  En réalité la déception que j’ai éprouvée aurait été moins forte s’il n’y avait pas eu ce gros bandeau rouge sur la couverture :  «  prix du Quai des Orfèvres  2011 », qui a créé chez le lecteur naïf que je suis une attente de qualité littéraire non satisfaite. Le minimum  qu’on peut  exiger en effet d’un prix littéraire, c’est qu’il soit bien fait, que ce soit du bon boulot d’artisan : ici, ce n’est pas le cas.  Visiblement, le jury a  fait un mauvais choix. Evidemment,  le fait qu’il soit placé sous la présidence du directeur de la PJ , n’est pas forcément un gage  de qualité littéraire !  De plus, la composition  même de ce jury reste fort  énigmatique.  Impossible d’en savoir plus sur ses membres. Pourquoi ?   Que cache ce mystère ? Une enquête est  lancée. Espérons qu’un polar sera  écrit, qui donnera  des éclaircissements définitifs sur le sujet.  Espérons qu’il sera de bonne qualité. Et espérons enfin qu’il  sera lauréat du prix du Quai des Orfèvres.  La boucle sera bouclée et l’honneur du prix sera sauf.

                                                                                              J.T.