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25/12/2011

Les courants fourbes du lac Tai, de Qiu Xiao Long

les_courants_fourbes_du_lac_tai.jpgUne chronique de Zufu  

 Ce roman policier de Qiu Xiao Long, écrit et publié en anglais en 2009 sous le titre de « Don’t cry, Tai Lake », et par les Editions Liana Levi en 2010 pour la traduction française effectuée par Fanchita Gonzalez Battle, se trouve à présent en Points policier. Les personnages reparaissant dans ce roman qui est le dernier né d’une série, sont le célèbre inspecteur principal Chen Cao, de la police criminelle de Shanghai, l’inspecteur Lu Guangmin, et la femme de ce dernier, une habile psychologue à sa manière, Peiqin qui aide efficacement son mari dans ses enquêtes. L’ amateur de la série remarquera l’effacement, dû à la localisation et à la nature particulière d’une enquête qui n’a pas de caractère officiel, du secrétaire du Parti Li, le supérieur hiérarchique immédiat de Chen Cao, car le personnage qui manœuvre de plus haut, de plus loin et en très feutré, un cadre du Parti à la retraite mais resté influent, le camarade, « tongzhi », Zhao, ( J’emploie à dessein ce terme: « tongzhi », si anachronique et si trompeur ) que l’on ne voit jamais et que l’on entend seulement au téléphone…est à Pékin, le centre occulte du pouvoir.

A son étonnement, alors qu’il participait à un séminaire de formation, Chen a été envoyé en vacances à Wuxi, au bord du grand lac Tai, près de Shanghai et de notre admirable ville de Suzhou, dans un luxueux centre de repos et de loisirs réservé aux cadres supérieurs. N’étant au Parti qu’un assez jeune cadre « en ascension », pourquoi bénéficierait-il d’un traitement de faveur réservé aux hauts dignitaires du régime? Pourquoi une telle « invitation » décidée dans la Cité Interdite et si inopinée?

Le lecteur pressent que ces vacances ne seront finalement pas oisives, un peu à la manière des « Vacances de Maigret », ou encore de celles très peu paisibles de Sherlock Holmes venu, sur ordonnance médicale, se reposer dans un petit « cottage » près de Poldhu Bay, « at the farther extremity of the Cornish peninsula »…Je donne ces dernières précisions, tirées de « The Adventure of the Devil’s Foot », en signe de connivence avec le sergent Huang le jeune policier de Wuxi qui participe à l’enquête et que je salue ici, étant, comme lui, un fidèle de Chen Cao et de Sherlock Holmes. Si je fais un saut à Wuxi j’irai le voir pour qu’on évoque ce qui s’est passé autour d’une tasse de thé vert, peut-être du « Lushanyunwu »…

Chen Cao va être amené par intérêt personnel pour une jeune et jolie femme, Shanshan, à enquêter, comme un « privé », sur l’assassinat d’un directeur d’une usine de produits chimiques située au bord du lac Tai. Le rythme du récit est très plaisant, relativement soutenu, on se promène et on apprend, on fait du tourisme, on se balade dans un parc, au bord de l’eau, on fait du bateau en agréable compagnie, et on regarde, on contemple, on réfléchit , on s’informe. Par je ne sais quel étrange écho intérieur, ou par quel caprice de mon imagination, quand Chen se promène avec Shanshan, ces deux là me font penser au « you », la promenade philosophique des taoïstes, ce « you » qui, selon l’ excellent sinologue français Jean Lévi dans « Réflexions chinoises », Ed. Albin Michel, 2011, s’écrit tantôt avec la clé de la marche, tantôt avec celle de l’eau…

La simplicité et le resserrement de l’intrigue, la qualité affective de l’atmosphère, les lieux où l’urbain, Wuxi et Shanghai, est limité à quelques pages, donnent une coloration originale au texte, une respiration, comparables à un dessin traditionnel où le vide a sa place, en même temps que le trait, par sa fluidité, écrit les songes de l‘eau. J’ai beau me garder de surinterpréter le texte, je ne puis m’empêcher d’y projeter ma part de rêve, comme si le texte, par ses creux et ses silences, appelait les paroles, et l’air, la musique de soi.

C’est aussi un roman à énigme qui sollicite son lecteur « moderato cantabile », on y est un tantinet détaché, le pouls ne s’accélère pas, mais on poursuit sa lecture, avec une certaine admiration pour la finesse stratégique et tactique de Chen Cao, pour l’habileté de ses questions, pour son écoute, mais aussi sa force, tout particulièrement dans ses manœuvres ultimes et son art de la mise en scène, afin de déstabiliser un suspect et de l’amener, à terme, à reddition. N’oubliez pas que je suis un fan de Chen Cao, comme mon ami, le sergent Huang. Nous sommes ici aux antipodes de la violence, de la brutalité, et de la raideur des préjugés officiels et politiques de « la Sécurité intérieure ». Confrontation classique de l’intelligence et de la liberté du « privé » et de la police aux ordres, toujours source de plaisir de lire. Quand bien même cette opposition aurait un aspect caricatural, et de surcroît la conscience de l’être- Chen Cao comme Sherlock Holmes n’accorde t’il pas quelques félicitations à la police locale?- elle correspond parfois chez le lecteur et chez l’auteur à une spontanéité anarchisante vis à vis du spectre de l’injustice projeté par une institution bridée par les lois et le pouvoir politique, et ici répond précisément à une aspiration démocratique tournée vers le bien public.

 Le conflit principal s’articule essentiellement autour de la figure du directeur d’usine Monsieur Liu et d’une jeune et belle ingénieur en environnement, faut-il écrire « ingénieure » comme les Français ? ( Pour nous, c’est plus facile, car notre Président Mao a dit, une fois pour toutes, que « les femmes sont la moitié du ciel » : « fu nu shi ban bian tian », et parce que le mandarin n’a pas de genre grammatical masculin/ féminin pour les noms et les adjectifs ). Ce Monsieur Liu, la victime, directeur d’une usine d’état et membre du Parti, a bien réussi, a bien été récompensé, localement, centralement, par de l’argent, beaucoup, une somptueuse villa, des appartements subventionnés par l’Etat, des honneurs, et a également été choyé « de la tête aux pieds » par ses petites secrétaires, ses « xiao mi chu », qui sont en Chine un des symboles de la réussite et qui sont vouées à agrémenter, pour reprendre un titre de Manuel Vásquez Montalbán, « La soledad del manager »… Mais ses résultats si primés, le luxe dont il jouit, et qui contraste tant avec la modestie, pour ne pas dire le dénuement de ses employés, ont été obtenus, avec la complicité des pouvoirs locaux motivés par la réussite économique, au détriment du lac pollué par les eaux résiduelles de son usine, non traitées, pour économiser sur les coûts de production. Dans le beau lac Tai, le lac sacrifié, des nuées de poissons sont morts, innombrables traits d’argent en surface, au soleil.

Un personnage secondaire du roman, rappelle que le bouddha a dit que la moindre vie animale devait être préservée, Liu a été rattrapé par le karma…A tous les pollueurs et leurs complices, s'adresse cet avertissement:  « Beware of the karma »!

Face à Liu, qui était à la veille d’assister à la cotation en bourse de cette entreprise d’état en passe d’acquérir le statut mixte de public/privé, occasion de confondre un peu plus l’argent de tous et le sien propre, une jeune idéaliste passionnée par son combat pour le contrôle de la pollution, Shanshan. Chen Cao aime en elle ce qu’il fut quand il était étudiant, animé lui aussi par la cause du bien public. Il va devenir son protecteur, contre les ennemis de la jeune femme engagée dans la défense du lac que ses actions en faveur de l’environnement lui suscitent parmi les notables du productivisme autoritaire. A l’opposé de la femme maléfique, de la figure de la renarde, « la renarde blanche dans la nuit noire », typique du folklore et de la littérature fantastique de Chine, et également présente dans l’histoire, Shanshan, elle, est identifiée au lac. Chen qui est aussi poète, la compare au lac, pollution en moins: « Il lui sembla voir flotter une question dans ses grands yeux sereins, purs comme l’eau du lac. La comparaison lui traversa l’esprit avant qu’il ne s’aperçoive qu’elle était inadéquate, s’agissant de cette eau-là ». J’ajouterais, pour prolonger la pensée de Chen, que Shanshan est plus pure que le lac présent, et donc de nature à lui restaurer par son combat une pureté à l’image de la sienne propre. Seuls les purs peuvent donner de leur pureté. On ne serait pas très loin ici, du « Saint taoïste ». Du moins, j’ai plaisir à me l’imaginer, tant il y a chez cette militante écologiste, à côté d’une prudence légitime liée à la conservation de soi, une absence d’égoïsme et une générosité dans le don de sa personne. L’identification de l’héroïne au lac, est précédée dans les premières pages, par une mise en place de la métaphore de l’eau fusionnelle, d’ailleurs agrémentée d’humour, quand Chen Cao, prend un bain dans sa baignoire en buvant du Perrier obligeamment fourni par la direction du centre car l’eau locale n’est pas potable: « En se plongeant dans le bain et en observant les petites bulles monter dans son verre, il eut la sensation voluptueuse de ne faire qu’un avec le lac ». Plus tard, c’est l’acte amoureux lui- même, désigné par l‘expression :« les nuages et la pluie » comme on dit en Chine, qui baigne dans la poétique de l’eau: « …elle était nuage blanc éblouissant…Puis elle avait ondulé sous lui comme le lac …Ensuite ils étaient restés dans les bras l’un de l’autre, alanguis, en harmonie avec l’eau du lac qui clapotait dans le calme nocturne.

« Nous avons le lac pour nous seuls.
Elle avait répondu en chuchotant d’une voix rauque: « Oui, nous sommes le lac », avant de s’endormir dans ses bras.»

A nouveau, ici, je ne puis m’empêcher de songer que chez les philosophes taoïstes, le principe de toutes choses, l’innommé à l’origine de la totalité de la nature, l’indéfinissable, la racine, la mère, l’être et le non- être, est souvent comparé à l’eau qui, avant son appropriation par les hommes, voire son accaparement, et du fait même de son infinie plasticité, traverse tout, imprègne tout, est partout et appartient à tous comme un vrai bien collectif, un amour par delà toute charité et justice humaine limitatives. Polluer l’eau c’est voler la vie, tuer l’amour et dénaturer le monde. Inversement, défendre l’eau, ne faire plus qu’un avec l’eau, permet de retrouver le courant authentique, le grand courant du cosmos et de toute vie. Je cite ici Lao-tseu, c’est Jean Lévi qui m’y a invité:

« La bonté supérieure est comme l’eau
Qui est apte à favoriser tous les êtres
Et ne rivalise avec aucun » ( Tao-tö King, 8.)

« Le grand Tao s’épand comme un flot,
Il est capable d’aller à droite et à gauche.
Tous les êtres sont nés de lui
Sans qu’il en soit l’auteur.
Il accomplit ses œuvres
Mais il ne se les approprie pas. » ( Tao-tö King, 34).

Dans le texte amoureux de Qiu Xiao Long, et qui invite à le mettre en correspondance avec d’autres textes:

« En une ténébreuse et profonde unité 
Vaste comme la nuit et comme la clarté » ( Baudelaire),

j’ai plaisir à ressentir une sorte de poésie taoïste de la bonté, du don, de la non-possession, du naturel, de l’unité, à partir de cette union.

La question de la poésie en général dans ce roman est d’ailleurs assez complexe, car, alors que Chen Cao, sous couvert d’anonymat joue au début un rôle de touriste, il ne peut s’empêcher de citer de la poésie, ce qui lui donne un air romantique un peu naïf aux yeux de Shanshan. Cependant, la beauté du lac même si elle relève des apparences, et si elle est maquillée ( on cache les algues toxiques hors de la vue des hôtes du centre de loisirs), cette beauté qui est une « beauté- malgré- tout », appelle la citation et le poème lyrique. La vue garde son charme, des poissons d’argent continuent à sauter, manifestant peut-être de « la joie », mais qui peut savoir ce que pensent les poissons, question très philosophique ( Cf Zhuang Zi, ch.17.) ? Le lyrisme classique de l’eau va continuer à s’exprimer en relation avec la poésie amoureuse et l’éloge de la beauté.

Toutefois, parallèlement au mensonge publicitaire, cette poésie est trompeuse, tout en étant sincère et d’une certaine façon vraie ( Elle est et elle n’est pas.), elle peut passer pour un luxe, une fleur anachronique de l’esprit en regard de la pollution associée à l’industrialisation à marches forcées, cette anachronie soulignant une possible pureté antérieure, quand la nature peut-être plus respectée aurait légitimé un tel lyrisme. La poésie lyrique de l’eau, de toute façon, et malgré l’illusion romantique que la pollution dénonce, garde une vertu dans l’imaginaire car, au fond, elle étanche et entretient une soif d’idéal propre à motiver le combat écologique pour le contrôle de la pollution. Elle est l’oasis du rêve du passé, du présent et du futur.

D’ailleurs, alors que le projet de grand poème de Chen progresse dans le roman, le lyrisme laisse aussi place à une forme de poésie moderniste engagée, destinée à combattre la pollution:

« La lune s’éveille d’un cauchemar
plongée dans l’ammoniac, pâle,
pensive, elle s’interroge,
dans le reflet acide du lac,
les étoiles clignent des yeux larmoyants,
tremblantes dans le froid;
Près du lac, un pommier en fleur
transparent dans la lumière attend…
un geste, rien
qu’un geste, l’analyse toujours faite
sur l’échantillon le plus pur
conforme aux normes. »

Le titre provisoire en est: « Les courants fourbes du lac Tai », et c‘est ce titre qui a été donné à la version française du roman. Alors que le titre anglais: " Don't cry, Tai Lake", communiquait l’espérance et suggérait une mélancolie élégiaque qui pourrait tout aussi bien s’adresser à la femme aimée, le titre français parle de la perfidie des hommes. En un sens c’est plus noir. Est- ce que c’est plus Raymond Chandler, plus « lady in the lake »?

Si le combat contre la pollution est si central dans le texte, si lié à l’intrigue, et si articulé à la poésie laquelle constitue un des charmes de l’œuvre, il concerne une autre question fondamentale, celle de la nourriture. Comme ces lettrés de la Chine ancienne qui pérégrinaient en goûtant aux spécialités locales, Chen Cao, à Wuxi, aimerait bien déguster les plats de poissons et crustacés traditionnels, mais la beauté de leur présentation, comme la beauté extérieure du lac, est tout aussi trompeuse sur la qualité réelle des produits: «Le poisson fut servi presque aussitôt, encore fumant, la peau dorée, croustillante, sa tendre chair blanche appétissante, langoureusement étendu sur un lit de piment rouge »… le traitement aux antibiotiques et la pollution à l’arsenic et au mercure ne se voient pas… Détrompé par Shanshan, Chen laisse son plat sans y toucher, et il devra en faire de même, lors d’une autre tentative gastronomique ratée, pour de la laitance qui avait été traitée au formol afin de lui redonner sa blancheur perdue… Par contre, alors que les gens de peu s’intoxiquent, les notables du centre de repos pour cadres supérieurs consomment du poisson de luxe venu à grands frais de l’extérieur à 500 ou 600 yuans la livre, soit 50 ou 60 euros.

Ce « shi » est décrit de la façon suivante: « Un énorme plateau d’alose hilsa recouverte de gingembre et d’échalote émincés fut déposé sur la table. Le poisson était cuit à la vapeur avec du jambon de Jinhua et du bouillon de poulet, accompagné d’une herbe blanche(…)Il ne vient pas du lac(…) ». Sa préparation ? :«  Le chef commence par le nettoyer et l’écailler, puis après l’avoir mis dans un panier de bambou, il replace les grandes écailles sur le poisson pour qu’il conserve son jus et que sa chair reste tendre. »  

Chen Cao, finalement, fait de bons repas dans l’ensemble, privilégiant la simplicité. Un travers de porc au riz glutineux à la gargote de Oncle Wang, ou encore mieux un bol de nouilles dans la petite chambre de Shanshan…

L’empoisonnement des plats de poissons et crustacés tirés du lac met certes en danger la santé mais aussi les traditions culinaires de Wuxi, une expression essentielle de la civilisation.
Alors comme disait le « tovaritch » Lénine…« Que faire? ».

Cette question de l’action est difficile car dès que les militants de l’écologie agissent ils se heurtent nécessairement à une politique du développement et aux pouvoirs locaux. La méthode d’un ami de Shanshan, Jiang, qui consiste à faire chanter les pollueurs en menaçant de dévoiler leurs pratiques peut se retourner contre lui et nuire finalement à la défense de l’environnement. Reste l’action indirecte: « un pas en avant, deux pas en arrière », ou les subtilités du non-agir, le « wu wei », sans s’opposer aux intérêts en place, à terme, grâce à des jeux d’influence, toujours le « guanxi »…

Il faut imaginer aussi le long et difficile combat de Shanshan…Mais si « shan » correspondait ici à montagne, et Tai au mont sacré du « taishan »?

Zufu.

Les courants fourbes du lac Tai
Qiu Xiaolong
Poche: 311 pages
Editeur : Points (14 avril 2011)
Collection : Points Policier
7 €

 

Présentation de l'éditeur

Parce qu’il a besoin de vacances, l’inspecteur Chen est envoyé en repos au bord du lac Tai. Ce paysage idyllique cache malheureusement une triste réalité : l’eau du lac est infestée par les rejets des usines alentour. Le directeur de l’une d’entre elles est assassiné et les militants écologistes radicaux sont montrés du doigt. Dans un pays où la croissance économique débridée nie les impératifs environnementaux les plus élémentaires, l’enquête se révèle délicate pour l’inspecteur Chen.

Commentaires

Je découvre ce blog en recherchant des analyses du roman, que je viens à peine de commencer, mais je suis une fidèle de cette série. Je suis impressionnée par la qualité de votre article, proche par ailleurs de ce que je ressens. Et j'enregistre bien sur votre site dans mes favoris.

Écrit par : Selenh | 29/08/2012

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