29/12/2011
Le sang des bistanclaques, d'Odile Bouhier (chronique 2)
Une chronique de Christophe.
Quand la police scientifique devait encore faire ses preuves...
Bon, autant le reconnaître tout de suite, parfois, j'essaye de faire le malin avec les titres de mes billets, mais là, je m'incline, le titre du livre dont nous allons parler, un premier roman, qui plus est, se suffit à lui-même pour intriguer le lecteur. Et, croyez-moi, vous aurez raison de vous laisser entraîner dans la ville de Lyon, en 1920, car "le sang des Bistanclaques", d'Odile Bouhier (en grand format aux Presses de la Cité) est une vraie réussite dans le genre polar historique.
Mai 1920, à Lyon, donc. En cet immédiat après-guerre, la capitale des Gaules est en émoi. Coup sur coup, deux cadavres viennent d'être découvert dans la ville. Le premier, très décomposé, au bord d'un ruisseau, l'autre, dans le quartier de la Croix-Rousse, le quartier des soyeux. Si ce deuxième cas ne laisse planer aucun doute, il s'agit bien d'une femme âgée, torturée et violée d'affreuse manière, le premier corps, trop dégradé, est difficile à interpréter.
Voilà pourquoi le procureur choisit d'appeler sur les lieux le commissaire Victor Kolvair et le professeur Hugo Salacan qui sont à la tête du premier laboratoire de police scientifique créé dans le monde. Une fierté pour la cité lyonnaise qui possède enfin le service capable de damer le pion aux fameuses brigades du tigre dont Paris, l'autre capitale, s'enorgueillit avec emphase. A l'aide de méthodes révolutionnaires reposant sur l'observation, l'expérience, le raisonnement scientifique et l'analyse, on espère faire rapidement la lumière sur cette mort.
Car le temps presse : même en ces années lointaine, pressions politiques et médiatiques ne sont pas un vain mot. Et les brigades du Tigre, dont l'équipe est dirigé par l'ambitieux et bien nommé Legone, sont toujours prêtes à reprendre le dossier si l'enquête traîne trop, quitte a utiliser des méthodes plutôt expéditives, voire brutales, qui aboutiront à des aveux en bonne et due forme, quoiqu'un tantinet extorqués, parfois...
Si Kolvair est un flic classique, Salacan, lui, est le prototype du savant, plongé du soir au matin dans ses expériences, imperméable au temps et aux pressions. Il ne jure que par l'observation des scènes de crime, la collection des indices et leur analyse pour ne rien laisser au hasard.
Kolvair, en temps que chef de groupe, fait le lien entre la réalité, parfois dure et poussée par l'urgence, et ce laboratoire de police scientifique qui doit encore démontrer son utilité dans les enquêtes criminelles, dans une époque où les aveux ont plus de valeurs que les preuves elles-mêmes.
Pourtant, très vite, même si la première victime, au corps putréfié, reste impossible à identifier, d'autres éléments dans la façon dont elle a été tuée, en particulier, indiquent à Kolvair et Salacan que ces deux femmes âgées ont été victimes d'un seul et même tueur. Un tueur qui pourrait bien tuer à nouveau si on ne le démasque pas rapidement... Seulement, voilà, entre science et police, c'est un peu la fable du Lièvre et de la Tortue. Comme on n'a pas beaucoup de temps, c'est à Legone qu'on demande de prendre le relais.
Mais, de fausses pistes en coupables idéaux, Kolvair et son groupe de scientifiques vont remonter la piste d'un tueur dont la personnalité les surprendra au plus haut point.
L'idée de départ de ce roman, ce n'est pas uniquement la naissance de la police scientifique, ses balbutiements, les bases qui amèneront 80 ans plus tard aux Experts, non, "le sang des bistanclaques", c'est un remarquable roman sur une société française en pleine mutation.
En 1920, la France se relève exsangue de l'épouvantable conflit mondiale. Une génération a été rayée de la carte, les hommes qui ont survécu rentrent brisés, parfois dans leur chair : Legone est une "gueule cassée", défiguré, méconnaissable, tandis que Kolvair a été maintenue au sein de la police pour ses qualités de flics, mais à la tête d'une unité plus en retrait, car il a laissé une jambe dans les tranchées.
On est à la rupture entre le XIXème siècle paternaliste, celui de la Révolution Industrielle, de l'avènement du capitalisme industriel, siècle dans lequel les soieries ont fait la renommée de Lyon à travers le monde et sa richesse, pas vraiment partagée, et le XXème siècle né dans l'horreur de cette interminable guerre, dans lequel science et raison l'ont emporté, pour le meilleur et pour le pire. 1920, c'est l'entrée dans l'ère d'une modernité qui va bientôt faire chuter de son piédestal la glorieuse industrie soyeuse.
Autre changement majeur : le rôle des femmes dans la société. Il est au coeur de ce roman : les hommes au front, les femmes se sont émancipées par le travail et elles n'entendent pas renoncer à ce droit, parmi d'autres qu'elles réclament, ainsi qu'à la place accrue qu'elles entendent prendre dans la société. Odile Bouhier nous propose en illustration, le personnage de Bianca, femme libre, intelligente, pionnière dans un autre domaine en plein essor dans le sillage de Freud et Jung : l'étude des comportements humains. On n'en est pas encore au profilage tel qu'on le définirait aujourd'hui, mais là aussi, des bases sont posées. Eh oui, dans ce roman, il y a autant la soie que le soi...
"Le sang des bistanclaques", c'est aussi l'avènement d'une police aux méthodes plus justes. D'accord, il faudra encore un certain temps avant que ce type d'enquête s'étendent à l'ensemble du pays, pour que la religion de la preuve surclasse la religion de l'aveu, pour que la matière grise l'emporte sur la force brutale... On se fourvoiera encore, et l'on fourvoiera la science elle-même quelques années plus tard, mais ce tournant de l'immédiat après-guerre sera malgré tout décisif. Sans doute toutes ces belles paroles ne sont-elles pas encore tout à fait entendues aujourd'hui, mais le roman d'Odile Bouhier est aussi la confrontation de deux modes de maintien de l'ordre, l'un basé sur l'autoritarisme, l'autre sur la réflexion.
Dans "le sang des bistanclaques", un coupable idéal apparaît à un moment donné. Coupable, il l'est, mais pas de la totalité des faits qui lui sont reprochés. Cet "imitateur" sera condamné, certes, mais, alors que quelques années plus tôt, sa culpabilité aurait inclus tous les crimes qui sont au coeur de ce polar, Salacan va apporter la preuve irréfutable que ce pauvre type n'est pas l'auteur des meurtres horribles sur lesquels il enquête. Ainsi, la police scientifique va permettre la poursuite de l'enquête jusqu'à la découverte du véritable assassin des deux vieilles femmes.
Ce polar, c'est aussi une plongée dans la ville de Lyon, celle d'hier, son histoire, la manière dont elle s'est façonnée, et le Lyon "d'aujourd'hui", enfin, celui du début du XXème siècle, là aussi mélange de tradition et de modernisation. Des usines textiles de la Croix-Rousse aux fameuses traboules, incroyable labyrinthe de ruelles, Lyon est aussi l'un des personnages de ce roman et Odile Bouhier nous y plonge parfaitement. on s'y croirait.
Un dernier mot sur le mode narratif. Odile Bouhier choisit, en parallèle de l'enquête (et de quelques autres vicissitudes impliquant ses personnages, flics, magistrats, scientifiques...), de dresser, par une série de flashbacks, le portrait du tueur. Là encore, l'auteure joue à la fois sur cette société mourante du XIXème et les codes de la modernité pour nous mettre face à un tueur qui inspire autant la pitié que la répulsion.
"Le sang des bistanclaques" est un premier roman, certains pourront sans doute y déceler quelques défauts. Moi, je ne boude pas mon plaisir, je l'ai dévoré. Et j'espère (je le sais, même) qu'il ne s'agit que de la première enquête d'une série qui mettra en scène Kolvair, Salacan, leurs partisans et leurs adversaires pour d'autres enquêtes où la science saura damer le pion à la force, au pied de la colline de Fourvière.
Ah oui, une dernière chose, depuis que vous avez commencé à lire ce billet, une question doit vous tarauder, non ? Qu'est-ce qu'un bistanclaque, par exemple... Longtemps, j'ai hésité à vous l'expliquer, parce que je trouve que ce mot dans le titre devrait suffire à exciter votre curiosité de lecteur. Mais bon, soyons magnanime, ne vous laissons pas languir plus longtemps : voici un lien pour vous expliquer ce qu'est un bistanclaque et d'où vient ce mot typiquement lyonnais...
Christophe
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