14/12/2012
Le Cercle, de Bernard Minier (chronique 2)
Une chronique de Christophe.
"Ami est quelquefois un mot vide de sens, ennemi jamais" (Victor Hugo).
Ce soir-là, la France entière (ou presque) est devant sa télé, attendant le premier match de son équipe nationale de foot dans la Coupe du Monde 2010. A Toulouse, l'équipe du Commandant Servaz n'échappe pas à la règle et s'est retrouvé dans un bar pour assister à la rencontre. Servaz accompagne ses hommes, mais le foot, ce n'est pas son verre de bière, euh, sa tasse de thé, pardon. Il fait semblant de s'intéresser, mais il ne comprend pas cet engouement...
C'est un coup de téléphone qui va le sortir de ce guêpier, pour le plonger bientôt dans un autre, bien plus grave et angoissant que regarder un match des Bleus (mêmes coachés par Domenech...). Au bout du fil, Marianne, une amie de jeunesse. Plus qu'une amie, le premier grand amour de Servaz, perdue de vue depuis des années. Si elle reprend ainsi contact avec le policier, c'est pour une raison qui n'a rien à voir avec les sentiments passés : son fils adolescent, Hugo, a été arrêté sur les lieux d'un meurtre...
Sans réfléchir plus longtemps, Servaz quitte le bar et prend la direction de Marsac, où vivent Marianne et Hugo, juste sur invitation de son amie, sans justificatif lui permettant de prendre les rênes de l'affaire et faisant fi de la procédure. Le voilà entraîné dans un univers qu'il a bien connu dans sa jeunesse et qu'il a fui par la suite, sans se retourner...
Cet univers, c'est Marsac, petite ville universitaire, qui rappelle les campus aglo-saxons, tels que Oxford et Cambridge ou l'Ivy League aux Etats-Unis. Une ville à taille humaine, moins de 20000 habitants, mais une majorité d'étudiants et d'enseignants. Servaz a étudié là, il était même un des meilleurs de sa promotion avant de choisir d'embrasser la carrière de flic pour laquelle il n'était pas du tout destiné.
Sur place, outre un orage torrentiel, les choses ne sont guère réjouissantes : une femme a été retrouvée morte dans la salle de bains de sa maison, sans doute noyée dans la baignoire, ficelée de la tête aux pieds, une lampe torche allumée enfoncée dans la bouche... Dans le jardin, une piscine. C'est là que Hugo a été découvert, prostré, les yeux dans le vague, apparemment ivre ou défoncé, ou les deux... Il ne prêtait manifestement aucune attention à un curieux spectacle : la collection de poupées de la victime flottant dans l'eau chlorée en une macabre sarabande.
Au-delà de sa présence sur la scène de crime, des indices relevés sur place forment un faisceau de présomptions qui accuse Hugo. L'adolescent, élève très doué, en avance, manifestement d'une intelligence aiguisée, connaissait bien la victime, Claire Diemar, puisqu'elle était une de ses professeurs, dans l'un des nombreux établissement de Marsac, où se forme l'élite locale.
Quand Servaz arrive sur place, l'opinion des gendarmes semble déjà faite. Le flic, lui, appartient à la vieille école, les conclusions si rapides, ça ne lui convient pas, encore moins quand cela concerne le fils de Marianne... Servaz s'attend à devoir jouer serré pour trouver de quoi innocenter Hugo, mais son enquête va prendre un tour bien différent lorsque, au cours de la fouille de la maison, Servaz va découvrir un indice inquiétant...
Dans un lecteur CD, un disque. Pas n'importe lequel : "les Kindertotenlieder" de Gustav Mahler (les chants pour les enfants morts, si vous préférez). Malher... Le compositeur préféré de Servaz, mais aussi celui de Julien Hirtmann, comme le policier le découvrit lorsqu'il rencontra pour la première fois ce tueur en série très prolifique dans sa cellule de l'Institut Wargnier (cf "Glacé).
Pour ceux qui n'auraient pas lu "Glacé", rassurez-vous, je ne vais rien dévoiler. Sachez qu'on peut parfaitement lire "Le Cercle" sans avoir lu "Glacé" auparavant, Minier redonne les éléments nécessaires à la compréhension du lecteur néophyte. Mais, bien sûr, comment ne pas vous conseiller de lire d'abord ce premier thriller d'excellente facture ? Fin de la parenthèse.
Voilà une donnée qui change tout pour Servaz, qui déclenche dans son esprit un signal d'alarme strident. Hirtmann. Dix-huit mois qu'il a disparu sans laisser de traces. Et si... ? Mahler, chez une victime de meurtre, un suspect lié à Servaz, dans la ville où le flic fit ses humanités, comment accepter stoïquement de telles coïncidences ?
Servaz se retrouve doublement coincé dans cette affaire qu'il a choisie de résoudre coûte que coûte en souvenir d'un passé qui n'a pas fini de resurgir... Innocenter Hugo est la priorité mais l'instinct de Servaz l'empêche d'écarter la pourtant peu plausible hypothèse Hitrmann... Il va falloir comprendre pourquoi Hugo était là, ce soir-là, malgré l'orage, malgré la fascination collective pour le foot, et surtout, qui l'a piégé de cette façon pour en faire un coupable idéal.
C'est donc dans cet univers à la fois familier, rempli de souvenirs pas forcément agréables et sur lequel une génération a passé que Servaz et ses adjoints favoris, Espérandieu et Samira Cheung, vont devoir se plonger. Et si Servaz connaît le terrain, ainsi que certains des protagonistes encore présents, Marianne, bien sûr, mais aussi Van Acker, celui qui fut l'alter ego de Servaz pendant leurs études à Marsac, ce n'est pas pour cela que le terrain est conquis. Mais cette enquête permet aussi à Servaz de garder un oeil sur sa fille, Margot, élève à Marsac, elle aussi, dans le cas où l'hypothèse Hirtmann serait plus qu'un fantasme.
Marsac, c'est un microcosme, tout le monde connaît tout le monde, qu'on soit adulte ou adolescent, on se serre les coudes, on n'hésite pas à cacher certains secrets, certains cadavres (au sens figuré, ceux-là) qu'on aimerait continuer à voir dormir dans les placards. Les liens qui se créent à Marsac sont incroyablement solides. Servaz est l'un des mieux placés pour le savoir : lorsqu'il a voulu couper ses liens qui l'unissaient à Marsac, il a dû renoncer à ce qui aurait sans doute été une brillante carrière d'enseignants pour foncer tête baissée s'engager dans la police.
Ce passé de Servaz, que je survole ici, est l'un des axes principaux du roman. Pour moi, qui avais trouvé le personnage de Servaz très intéressant dès "Glacé", en savoir plus sur lui, découvrir des failles, des blessures mal cicatrisées, me ravit : il gagne en épaisseur, en fragilité mais aussi en force, car sa détermination, puisée dans les trahisons qu'il a subies, est l'un de ses principaux atouts dans sa carrière de policier. Dans son enquête présente, Servaz est ballotté entre sa quête de vérité, sa recherche d'un assassin et ses tourments personnels, lointains, en la personne de Marianne, dont il est sans doute toujours amoureux, et plus récents, avec l'ombre malfaisante de Hirtmann qui plane, qui oppresse...
Mais les risques pris par Servaz ne sont pas que psychologiques, ils sont aussi physiques : le flic va devenir une cible ; on va s'en prendre à lui directement. Hirtmann ? L'assassin, qui, dans ce cas, ne serait pas Hugo, toujours en détention provisoire ? Est-ce le signe que, malgré des tâtonnements, des impasses, Servaz est sur une voie prometteuse ? Marsac et ses secrets inavouables pourraient bien s'être refermés sur le commandant Martin Servaz comme un piège ayant plusieurs rangées de dents...
Il est intéressant d'essayer de dresser des parallèles entre le Marsac que fréquenta Servaz et celui qu'il découvre une vingtaine d'année plus tard. Alors que son amitié avec Marianne et Van Acker reposait sur une complicité d'étudiants, une concurrence dans les résultats, auprès de Marianne, aussi, pour les garçons, mais apparemment, rien d'étrange ou de malsain... En revanche, ce qu'il va découvrir dans l'entourage de Hugo est bien différent, presque intriguant. Une sorte de fraternité entre quelques élèves unis comme les doigts de la main, des réunions secrètes, des manigances difficiles à expliquer...
De quoi éveiller les soupçons après le meurtre de Céline Diemar. Des soupçons nourris aussi par Margot, bon sang ne saurait mentir, et son ami Elias qui vont s'improviser enquêteur pour garder un oeil sur ces condisciples drôlement complices.
Mais que penser quand un second crime survient ? Celui d'une petite frappe sans envergure mais au casier bien rempli, reconverti dans l'élevage de chien de combats. Des chiens affamés à qui, contre son gré, il a fini par servir de nourriture... Faut-il relier ce crime à celui de la professeur ? Et si Hirtmann est impliqué, pourquoi tuer ce type insignifiant, lui qui n'a jamais tué d'hommes sans raison.
Les intrigues s'entremêlent, les pistes se multiplient, les doutes croissent et les tensions s'exacerbent. Recevant
le soutien efficace, mais aussi officieux qu'en dehors des règles, de son amie gendarme Irène Ziegler, que voir remonter à la surface le nom de Hirtmann a mis elle aussi en alerte, Servaz doit surveiller ses arrières, sa fille, ses adjoints, alors que des fuites se produisent dans la presse, ses amis d'hier, ses amours d'aujourd'hui... Pas facile de s'y retrouver, pour un seul homme, forcément perturbé par tout ça.
Dans cet endroit assez fermé et pourtant entouré par une nature grandiose (on retrouve l'admiration de Minier pour les paysages Midi-Pyrénéens déjà vue dans "Glacé"), cohabitent donc un assassin, un suspect emprisonné, peut-être un tueur en série, des flics bien remontés, des enseignants cachottiers, une étoile montante de la politique qui se rêve un destin national, des étudiants aux comportements de plus en plus étranges et inquiétants... Ca fait beaucoup pour une petite ville tranquille comme Marsac et le lecteur, lui, comme à Saint-Martin de Comminges, dans "Glacé", s'approche de la claustrophobie. Et quoi de mieux que ce confinement pour créer une ambiance propice au thriller ?
Comme Servaz, le lecteur patauge (terme adéquat tant il pleut, dans "le Cercle" ; on se croirait chez Simenon ! Tiens, je n'avais pas déjà dit ça, pour "Glacé" ?) et se sent sous tension, souhaitant privilégier telle piste plutôt que telle autre... Et ces gamins, là, si intelligents mais apparemment si mal dans leur peau ? Qui sont-ils vraiment ? En l'absence de Hugo, détenu, c'est tout le groupe qui paraît boiter. Sans risquer d'imploser, ils sont trop liés pour cela par une sorte de pacte, des fissures apparaissent et des hiérarchies apparaissent entre Hugo, David, et les deux filles, Sarah et Virginie.
La relation entre Hugo et David, son meilleur ami depuis un bail, s'avère très particulière, étrangeté accrue par la volonté de David de voir Hugo innocenté, et ne peut que rappeler l'amitié que Servaz entretenait avec Van Acker... L'histoire bégaye, mais cette fois, elle a laissé des morts violentes derrière elle... Mais pour quel raison a-t-on tué ? Et a-t-on besoin d'un mobile quand un tueur en série est peut-être en train de se balader dans le coin ?
La tension est soutenue d'un bout à l'autre, renforcée par le spectre de Hirtmann, habilement entrentenu par des intermèdes réguliers dont on comprend la signification en fin de livre, le dénouement est inattendu, puisant ses racines dans le passé de Marsac que cette espèce de consanguinité sociale alimentée par le passage de milliers de jeunes talentueux et socialement favorisés pourrait avoir empoisonné. Encore quelques scènes par-ci, par-là qui ne me semblent pas indispensables, mais c'est vraiment pour chipoter.
J'ai lu ce roman de 560 pages assez rapidement, pour comprendre, encore et toujours comprendre, compatissant avec Hugo, pris au piège, sa mère, qui traîne elle aussi son passé comme un lourd boulet et Servaz, déboussolé malgré son assurance. Je l'avais trouvé un peu veule dans "Glacé". Si son vertige ne l'a pas abandonné, c'est un homme motivé par des sentiments presque chevaleresques qui enquête ici mais aussi un jeune qui a mûrit et espère régler les comptes qu'il a laissés derrière lui quand il a préféré fuir.
J'ai envie de poursuivre l'aventure dans l'univers de Servaz, flic atypique, à la culture plus proche de l'universitaire que de l'officier de police, aux nombreux défauts dans la cuirasse. J'ai envie de continuer à le voir s'épanouir (je parle sur un plan romanesque) dans de nouvelles enquêtes et de continuer à le suivre dans cette merveilleuse région Midi-Pyrénées.
Oui, j'en ai envie, même si j'ai encore en travers de la gorge son mépris pour le foot !
Christophe (son blog : appuyez sur la touche lecture)
Une autre chronique sur ce roman, celle de Jacques
Le cercle
Bernard Minier
XO éditions (octobre 2012)
572 pages
20,90 €
15:30 Publié dans 01. polars francophones | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook | |
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