28/01/2011
Les reflets de la violence
Zulu, de Caryl Férey
L’intérêt du roman noir ou du bon thriller est d’amener parfois son lecteur à fréquenter des êtres très différents de lui, à l’entrainer vers des zones sombres de la société qui ne sont pas les siennes. Dans ces situations, le personnage du flic est l’interface, le guide idéal pour nous conduire là où l’auteur le veut. Si le roman de Caryl Férey correspond bien à cette typologie, il vaut mieux vous prévenir : il n’est pas à mettre entre toutes les mains. Ceux qui aiment les histoires convenues, les romans bien léchés et pétris de bons sentiments avec, en prime, une attendrissante et prévisible histoire d’amour triomphant des épreuves de la vie, peuvent passer leur chemin, ce thriller n’est pas pour eux. Zulu est même tout l’opposé, une denrée rare dans le monde tourmenté des romans noirs, un ovni littéraire bâti de sueur, de larmes et de cris, d’effroi et de stupéfaction. Il décrit un monde à des années lumières de l’univers du lecteur ordinaire, en nous présentant une société dure et violente dans laquelle les sentiments sont exacerbés à la puissance mille, des lieux dans lesquels les humains sont considérés dans le meilleur des cas sous leur aspect strictement utilitaires et dans le pire des cas comme de la viande.
Ce monde, pourtant, n’est pas si éloigné du nôtre. Par de multiples aspects il nous concerne et il nous touche puisque c’est celui de l’Afrique du Sud de l’après apartheid et de Mandela, quelques mois avant la Coup du monde de football de 2008. La lecture de Zulu se fait comme une plongée en apnée. Une plongée dont le lecteur ne sait pas s’il sera capable de remonter tant l’auteur nous entraîne au plus profond des abysses de l’âme humaine. L’apartheid politique a été remplacé par un apartheid social, et avec celui-ci des bandes rivales qui s'affrontent, simplement pour survivre, sans espoir d’avenir, avec une espérance de vie réduite à peu de chose. Si la violence est partout, dans la société comme dans le roman, il n’y a chez Férey aucun désir de susciter le voyeurisme du lecteur, comme le fait un Maxime Chattam avec ses descriptions complaisantes et gratuites de corps de femmes savamment torturés et mutilés. Caryl Férey, lui, préfère rester au plus près de la réalité d’un pays qui est en tête du classement mondial de la violence et de la criminalité : la violence du livre est le reflet de la violence du pays. Pour montrer cela, il met en scène deux flics travaillant ensemble, complémentaires et très différents. Ali Neuman, le flic zoulou, dont la mère Josephina, aveugle et obèse, vit dans une township de Cape Town, Khayelitsha. Brian Epkeen, le flic blanc, son ami, descendant d’afrikaners, qui considère que « ses ancêtres, en instaurant ce système [d’apartheid] avaient chié dans leur froc : la peur du noir avait envahi les consciences et les corps avec une charge animale qui rappelait les vielles peurs reptiliennes –peur du loup, du lion, du mangeur d’hommes blancs ».
Ali et Brian, représentent dans leurs différences deux des facettes de l’Afrique du Sud contemporaine, toujours rongée par la violence et les inégalités sociales, et l’auteur, en fouillant dans leur passé, en fait des personnages de chair et de sang, attachants et crédibles.
Traumatisé dans son enfance par une agression sauvage dans laquelle son frère a trouvé la mort, Ali ne peut plus avoir avec les femmes qu’il aime ou pourrait aimer que des relations inachevées : son sexe est mort cette nuit là, tout comme sa vie, nous apprend-il.
Brian, lui, est divorcé, séduisant et toujours amoureux de sa femme Ruby, qui vit avec le « dentiste des stars ». Son ado de fils, David, refuse de lui parler et ne Brian ne trouve son équilibre que dans son boulot et des relations amoureuses fugaces.
Le meurtre d’une jeune fille blanche battue à mort après avoir absorbé une nouvelle drogue dont les deux flics vont découvrir les pouvoirs effrayants, sert à l’auteur de point de départ pour une enquête qui va les amener depuis les gangs et les trafics de drogue jusque chez les afrikaners, les anciens piliers de l’apartheid, ceux qui ont refusé le changement de régime et conservé tout leur pouvoir économique. En suivant les deux flics on découvre un pays où la répartition de la richesse est la plus inégale du monde, où des townships insalubres et misérables côtoient des villas luxueuses, protégées et isolées du monde extérieur comme des blockhaus.
Il ne faut pas croire que Zulu est un roman-documentaire sur l’Afrique du Sud. Il s’agit bel et bien d’un polar, et l’auteur n’a négligé ni l’intrigue, assez subtile pour que le lecteur soit mené en bateau jusqu’à la fin, ni même les personnages. Celui d’Ali Neuman, le flic zoulou, est particulièrement attachant et complexe. L’écriture de l’auteur est suffisamment précise et souple pour nous monter ses failles, ses contradictions, ses difficultés à vivre en étant, tout comme son pays, abîmé, torturé. Très vite Il parvient à nous faire aimer ce personnage trouble, détruit prématurément par la vie, en utilisant des phrases courtes, des mots précis, une écriture efficace et non dépourvue de beauté.
« Ali ne dormirait pas. Ni ce soir ni demain. Les cachets étaient sans effet, sinon à traîner ce goût de pâte molle dans la bouche ; insomnies chroniques, désespoir, phénomènes compensatoires, désespoir, son cerveau tournait en boucle. Pas seulement depuis ce matin. Les promenades le long du Cap de Bonne-Espérance n’y changeraient rien. Il y avait ce monstre froid au fond de lui, cette bête impossible à recracher ; il pouvait lutter, nier, faire que chaque matin soit le premier plutôt que le dernier, il menait une guerre perdue d’avance. Maïa : piètre façade…Des larmes montèrent à ses yeux. Il pouvait s’inventer des lieux de vie, des codes érotiques, des listes d’attraction passionnelles comme autant d’amours fantômes, le ciment ne prenait pas. Ses masques tomberaient comme une pluie de plâtre, bientôt, des cloisons d’empire qui emporteraient tout dans leur chute, des décors trop vieux envoyés à la casse. »
Les codes du thriller sont respectés, la fin est haletante, inattendue. Le livre terminé, le lecteur reste sur une expérience de lecture rare, d’une grande force. Ce livre n’est pas seulement un très bon thriller. C’est, tout simplement, un grand roman.
J.T.
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