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29/03/2012

L’ énigme de la pierre Œil-de-Dragon, de He Jiahong

enigme_de_la_pierre.jpgUne chronique de Zufu

La troisième enquête de Maître Hong

Ce roman publié aux Editions de l’Aube en 2005 dans la traduction française de Marie-Claire Cantournet et Xiaomin Giafferi-Huang a d'abord été publié en République Populaire de Chine, en 1996, à Pékin aux Editions du Droit, c'est dire que la traduction en français a été relativement tardive, la publication en format de poche, en 2011, apparaissant là aussi avec un certain décalage. L’auteur, He Jiahong, juriste et criminologue, enseigne à la Faculté de droit de l’Université du Peuple et, fait rare dans sa profession, est membre de l’Union des Ecrivains, ayant à son actif quatre romans que l’on pourrait qualifier rapidement de romans policiers, d’autant plus aisément que ces textes sont dans la collection « Polar » des Editions de l’Aube. Lui- même a choisi le titre de « Romans de déduction sur les aspects de la vie humaine » pour ce cycle de romans, comme il est indiqué dans la postface de «L’énigme de la pierre Œil- de Dragon» (1996).

Mandchou, né en 1953 à Pékin, en 1969, à 16 ans, il part volontairement dans l’enthousiasme révolutionnaire comme « jeune instruit » à 700 km au Nord de Harbin dans le Heilongjian et y restera huit ans dans des conditions difficiles et, malgré ses efforts militants, sans pouvoir obtenir de reconnaissance du régime, du fait de ses origines familiales bourgeoises et liées au kuomintang…Sa famille appartenait en effet à une « catégorie noire » … On trouve, sous une forme transposée, dans le personnage de Caifeng, des échos de cela dans le roman. Il est vrai que les enfants de familles mises à l’index à cause de leur appartenance et de leur origine sociales subissaient une discrimination officielle, un ostracisme marqué, de la part des autorités et cela en dépit de leur éventuelle participation dynamique et sincère au processus et aux « campagnes » officielles révolutionnaires. C’est dire que pour le régime maoïste l’origine sociale constituait un surdéterminisme insurmontable, alors que le concept de rééducation était dans tous les haut-parleurs. Inversement, être issu de paysan pauvre ou moyen pauvre faisait bénéficier d’un préjugé favorable et ouvrait des portes, parfois même à des individus peu scrupuleux sur les moyens de parvenir. Là aussi le roman ne manque pas de mettre en scène des personnages de « méchants »… Certes, on ne s’en plaindra pas, je pense notamment à Sun- le- Barbu…mais si, comme disait Alfred Hitchcock, la réussite du personnage du méchant est décisive pour la qualité de l’œuvre, dans le cas qui nous préoccupe la réussite est un peu incertaine, les personnages parfois manquent de profondeur, et le personnage du méchant obéit à un stéréotype assez sommaire et d’ailleurs involontairement amusant!

Après la Révolution Culturelle, et des études à La Northwestern Law School de Chicago, nombreux souvenirs autobiographiques américains présents dans « Crimes et délits à la bourse de Pékin », He Jiahong, rentré en Chine, reprend ses activités d’enseignement et participe aux réformes des procédures judiciaires. Cet homme pour qui la loi doit être le fondement de la société manifeste peu d’intérêt pour la politique. Peut-être déçu et blessé, comme tant d’autres, par la Révolution Culturelle, il ne semble pas trouver  non plus, dans la Chine des années 90, une direction et une orientation qui seraient d’essence politique. Dans un contexte où l’argent a remplacé l’idéologie, c’est en tant que juriste, par le progrès des lois et de leur application, qu’il compte lutter contre la corruption, et c’est dans le roman policier par l’intermédiaire de Maître Hong, avocat qui fait office de détective privé qu’il traque les criminels, profiteurs et escrocs pour les faire traduire en justice et les faire punir avec le secours des lois.

Cette dépolitisation relative du roman ne signifie pas pour autant que la position de He Jiahong soit à mettre en cause. Qui en aurait la légitimité? La prudence, pour le lecteur occidental confortablement installé dans un régime démocratique, est de rigueur en ces domaines. Certes, par rapport à l’expatrié Qiu Xiaolong, He Jiahong peut faire figure de notable neutre. N’oublions pas qu’il vit en Chine et qu’il y est publié alors que les écrivains de la diaspora sont plus libres. De plus, lutter contre la corruption par un progrès des lois, notamment dans le domaine de la finance est également à l’ordre du jour en Europe. C’est le sens même de «  Crimes et délits à la bourse de Pékin ». Ensuite, parce-qu’à l’encontre d’ un préjugé courant, il ne faudrait pas aborder « Les lettres chinoises » uniquement sous l’angle des batailles politiques et des droits de l’homme, réduisant de ce fait la littérature à une fonction d’engagement. Remarquons à cet égard que les éditions Picquier et Bleu- de- Chine proposent des catalogues, thématiques et par genres, diversifiés. Enfin, parce-que dans « L’énigme de la pierre Œil- de Dragon », même si le parti fait l’objet de fort peu de références et encore moins de moqueries directes, des aspects critiques sont bien présents au niveau historique, social, et dans la mise en œuvre des rôles masculins et féminins. Ainsi ce roman policier apporte sa part de vérité.

Comme pour beaucoup d’auteurs chinois publiés en France, le passé de la Révolution Culturelle est encore proche et chez He Jiahong certains personnages alors victimes de sévices inspirés voire dictés politiquement , 20 ou 30 ans après, dans les années 90, règlent leurs comptes individuels et familiaux . Pour ces personnages, notamment dans « Crimes et délits à la bourse de Pékin », que le lecteur repèrera aisément, au fil des rebondissements et des retours en arrière, l’enseignement et les effets de l’école du malheur ont été tels que leur personnalité en a été définitivement affectée et qu’ils sont devenus totalement cyniques et dénués de scrupules. ( On pourrait d’ailleurs argumenter, c’est une opinion personnelle, au delà de ce que propose en clair le roman, que le bilan de ce communisme là se présente implicitement sous la forme d’une faillite de l’éthique et d’un scepticisme politique prévalent, et se demander- ce que ne fait pas explicitement He Jiahong appliqué, lui, au perfectionnement et au rétablissement du droit- si le néo- confucianisme, version autoritaire, ainsi que le recours officiel aux valeurs de civilisation du passé et du patrimoine historique chinois et au nationalisme serait de nature à freiner l’hégémonie de l’argent comme valeur (ou non- valeur) universelle. Notons provisoirement que He Jiahong, on le verra, constate et met en scène une évolution des mœurs parmi les femmes et la jeunesse qui ne va pas dans le sens autoritaire des traditions confucéennes, et ce déjà depuis la Révolution culturelle ).

 

Dans « L’énigme de la pierre Œil- de Dragon », les souffrances du passé révolutionnaire, les vains et utopiques grands travaux et autres chantiers de jeunesse qui chantent puis déchantent, d’inspiration maoïste, sont bien présents dans la mémoire de tel protagoniste féminin…comme par exemple, la construction collective à grands efforts et dans la souffrance d’une digue de terre qui est balayée par les eaux à la première inondation…

D’autres éléments critiques apparaissent ici et là dans le roman lorsqu’il s’agit par exemple d’évoquer l’attitude des paysans fatigués des labeurs du jour lors de séances d’étude de la pensée du Grand Timonier, occasions bienvenues pour un sommeil réparateur…ou quand, lors de festivités, il faut porter des toasts, « A la santé de la Révolution », ou « Aux jeunes couples du village des Shi qui font progresser la révolution à deux »… discrètement, derrière les bosquets, le soir… On trouvera dans le roman quelques autres remarques malicieuses illustrant ces détournements des actions, des mots d’ordre et du langage révolutionnaires.

Au plan social, le roman est original en ce sens qu’il raconte la vie d’une femme qui a été transplantée de la ville à la campagne, où de surcroît elle s’est fixée par son mariage en dépit de l’opposition de son père resté à la ville et attaché à ses prérogatives de chef de famille. L’opposition de la ville, et en particulier de la capitale sujette à de nombreuses et rapides transformations qui déboussolent les ruraux en visite, et de la campagne, ici les montagnes de la province du Hebei, au sud de Pékin, est décrite de manière très contrastée. En milieu rural et encore plus montagnard, les handicaps rencontrés sont la difficulté de faire des études ( En est témoin la rareté des diplômés ), la dureté des travaux, avec comme exemple l’enlèvement du fumier de la porcherie collective, la difficulté des communications et des transports, l’inconfort de l’habitat, la pauvreté, les relations conflictuelles entre villageois ( Village des Sun et village des Shi…) se disputant les maigres ressources, la jalousie des exclus vis à vis de ceux qui se sont enrichis (« La poutre qui dépasse pourrit en premier ») etc…. L’hostilité des gens de la montagne à l’égard des gens de la ville est d’autant plus forte que le permis de séjour en Chine, le « hukou », est attribué une fois pour toutes et que l’on ne peut que très difficilement en changer ( si l’on a un bon dossier et des connexions ), ainsi les ruraux ne peuvent venir résider en ville alors que la majorité des jeunes filles ne rêvent que de cela…

Le rôle des femmes dans le roman fait l’objet d’une grande attention. Le personnage de Caifeng permet, lors des retours en arrière fréquents, de mesurer les effets de la Révolution Culturelle sur les relations entre le père et la fille. Envoyée à la campagne pour la protéger de la répression qui s’abat sur sa famille, Caifeng, choquée tout d’abord par ce dépaysement brutal, finit par accepter d’y rester alors qu’elle aurait la possibilité de retourner en ville. Elle y a trouvé un mari qu’elle épouse sans l’autorisation de son père, scandalisé par son choix et par son attitude rebelle…Notons à ce propos que son attitude va à l’encontre de celle de beaucoup de jeunes instruits et rééduqués d’origine urbaine qui évitent de se marier à la campagne sachant que, dès lors, ils ne pourront retourner vivre en ville. Politiquement, son attitude est conforme à un modèle maoïste: vivre au contact du peuple…mais, familialement, cela va à l’encontre des traditions et du modèle confucéen de l’obéissance au père. Cela fait penser aux changements des relations entre hommes, pères et femmes dans le cadre de la révolution algérienne, et tels que les a relatés Assia Djebar à propos de l’émancipation des filles dans la question du mariage ( « Les alouettes naïves » , 1967 ).

Caifeng est aussi une femme qui réfléchit et arbitre la violence des hommes en proie à leurs passions…C’est une excellente mère…Une épouse dévouée…Au fond, malgré ses erreurs éventuelles, c’est un modèle de héros positif…Le roman n’évite donc pas les clichés, mais, même dans ce roman aux aspects édifiants et qui est aussi un roman- feuilleton aux soudaines et « épisodiques » révélations semblable parfois à une série de télévision ( A quand la mise au petit écran? ) ce personnage ne manque pas d’intérêt , plus pour ce qu’il signifie que pour la qualité de sa réalisation littéraire elle-même. J’hésite d’ailleurs entre penser que ce roman est un feuilleton par défaut de mieux, par inexpérience littéraire, ou un feuilleton volontaire, ou un pastiche de feuilleton…De toute façon, stéréotypie et mélodrame sont bien présents, comme dans d‘autres romans policiers….

Un autre personnage féminin appelle l’attention. Il s’agit de Song Jia, la secrétaire et auxiliaire de Maître Hong. Celle-ci est amoureuse, sans espoir, de son cher patron- et- détective- admiré, lequel aime Xiao Xue, sa demi-sœur à elle…ce qui oblige cette secrétaire amoureuse transie à contenir ses ardeurs par respect pour sa demi- sœur, mais à part cette situation sentimentale qui serait résolue par un passage à l’acte dans « Desperate Housewives », ou « Glee », qui fait sourire et relève peut-être d’un féminisme éthique, cette femme veut enquêter, elle aussi, et peut-être pourrait- elle faire des études de droit tout comme son patron, qui, de son côté serait prêt à l’aider. On sait que le modèle de Maître Hong est Sherlock Holmes. La défiance du détective britannique, célibataire endurci, envers les sentiments amoureux qui nuisent à la rigueur de la raison déductive et de l’observation, et par extension la méfiance envers le sexe dit faible, sont bien connues, à quelque exception près où Sherlock manifeste une admiration pour une femme astucieuse ( On a toujours en tête l’exemple d’Irène Adler dans « Un scandale en Bohême »), or ici, chez He Jiao, le Docteur Watson est remplacé par une femme… dont le lecteur appréciera les apports à l’enquête et les initiatives…quand bien même, en dernière analyse, c’est le maître qui triomphe.

Quelques remarques à présent sur l’intrigue policière elle-même. Le titre met dès le début l’accent sur les légendes et sur la présence d’un mystère que nous nous garderons de dévoiler pour laisser aux lecteurs qui découvriraient He Jiahong le plaisir de la quête. Une maladie étrange, une mort suspecte, un visiteur au village dont l’identité est sujette à caution, des conflits d’intérêt qui agitent deux villages et une famille…Maître Hong a fort à faire…Le problème, cependant, est que cet émule de Sherlock Holmes, est assez peu montré dans ses œuvres vives et que l’on doit se contenter souvent de comptes- rendus après investigation. Ceci est d’ailleurs dans la manière de Conan Doyle qui aime bien frapper le lecteur par l‘énoncé de résultats impressionnants et surprenants et que la démonstration logique, en les rendant compréhensibles, banaliserait (Toute solution, de toute façon, est une fin de mystère ) mais, malgré tout, on a beaucoup plus vu le flair de Sherlock en action sur les terrains de chasse. Cela tient au fait que le roman est décentré sur le passé sentimental d’un personnage de femme divisée entre deux hommes, l’intellectuel joueur d’ « erhu » et l’homme fort … Wengui et Wugui, un schéma aussi présent dans «  Crimes et délits à la bourse de Pékin ».L’histoire amoureuse fait dériver le texte, même si les personnages de ce roman sentimental importent à l’enquête.

Nous serions tentés de dire que ce roman un peu maladroit est intéressant à plus d’un titre, et en particulier du point de vue de la peinture sociale d’une société saisie dans son histoire proche et en rapport avec les années 90, confrontation entre la période maoïste et le post maoïsme. Insistons encore sur l’intérêt de cette autre confrontation, celle des univers de la ville et de la campagne, d’autant plus que la situation des campagnes ne paraît pas avoir suffisamment évolué depuis plusieurs décades.

Enfin, le cas de corruption qui est au centre du roman intéressera beaucoup, car il témoigne de façon exemplaire des maux à combattre dans le cadre des objectifs propres à He Jiahong en tant que juriste, à savoir l’élaboration de lois propres à protéger les hommes et l’environnement.

Cependant, il ne faut pas réduire le texte à la peinture sociale. La visée de He Jiahong va au delà et se nourrit d’une métaphysique lisible à travers un discours récurrent sur le destin, et d’une psychologie, par la mise en scène de drames liés aux désirs humains, désirs de pouvoir, d’argent, d’amour. Tout un univers qui appartient au roman policier dans la mesure où ces désirs appellent la transgression et le crime. 20 ou 30 après l’utopie maoïste le roman chinois redécouvre la comédie humaine et sort, non sans peine parfois, des schémas du réalisme socialiste et de l’apologie de l’homme nouveau politiquement fabriqué.

Zufu.

L’ énigme de la pierre Œil-de-Dragon
He Jiahong
Editions de l'Aube,
473 pages
12,50 €