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Génération, de Bretin et Bonzon
Une chronique de Paul.
Entrez dans la réalité virtuelle des jeux de rôle vidéos !
L'addiction aux jeux vidéos peut se révéler mortelle. C'est l'amère constatation de la mère de Narusé peut effectuer en entendant son gamin, qui s'est enfermé dans sa chambre, crier puis s'effondrer devant son écran d'ordinateur. Elle est même obligée d'appeler les pompiers car une forte odeur d'essence et une chaleur de fournaise règnent dans la pièce dans laquelle pourtant aucune flamme n'est visible.
Narusé s'était affublé du surnom de Bakounine, tandis que ses compagnons de jeu avaient pris pour alias Lennon et autres références artistiques ou politiques. Pourtant il était conseillé par Wamelin mais après être arrivé au niveau 8 et obtenu la bienvenue à Island, Narusé s'était pris les pieds et les neurones dans la toile déployée par un adversaire plus fort que lui. Il n'est pas mort mais est devenu un légume.
Dans la banlieue lyonnaise, Renzo Sensini, inspecteur d'Interpol, est mis sur la sellette par quatre hommes qui dépendent des Services de Sécurité français et étranger. En cause son rapport sur Complex, une organisation transnationale secrète contrôlant une partie des activités économiques de la planète et dont l'influence serait à l'origine de décisions politiques. Selon eux, ce rapport serait à oublier et Sensini devrait passer à autre chose. Afin de mieux enfoncer le clou, l'un d'eux affirme : Parfois certaines situations nous semblent étrangement familières. Cela vous est sans doute déjà arrivé, monsieur Sensini. Un peu comme si on les avait vécues. En rêve, ou ailleurs. Il poursuit ainsi : Parfois, c'est le contraire. On croit vivre une situation que l'on n'a jamais vécue. Ni en rêve, ni ailleurs. Sensini préfère jeter l'éponge, reprendre sa liberté. Et il passe une soirée au restaurant en compagnie de Roman Dragulescu, son adjoint et ami, et Iva dont c'est l'anniversaire. Un repas de fête pour sceller en même temps sa démission. Il voulait inviter également Iva à partir en voyage à Rome, mais Iva a trouvé un nouveau petit ami. De toute façon, c'est définitivement fini entre eux deux, lorsque la jeune femme veut démarrer sa voiture, celle-ci explose. Sensini se demande si elle était personnellement visée ou si c'était lui qui était dans le collimateur d'un individu ou un organisme peu scrupuleux.
Sur une île perdue entre ici et ailleurs, les hommes de l'organisation Complex ont une épine dans le pied, épine nommée Sensini. What, When, Wich, Why, Who, Where et consorts envisagent de le supprimer purement et simplement et ils pensent à Chitchine, leur homme de main, pour exécuter ce contrat. Mais un autre problème accapare l'attention de What et ses compagnons. Le système de protection de Complex a connu depuis quelques semaines des intrusions. Des jeunes gens, jouant à un jeu vidéo élaboré par des inconnus, qui n'est pas encore sur la marché et nommé Island, parviennent à forcer les barrages, avalant les niveaux malgré les difficultés.
Dans la banlieue de Richmond, en Virginie, Tracy Mercy est dérangée pendant son petit déjeuner, alors que son père, Morton, qu'elle déteste, est encore au lit en train de batifoler avec une nouvelle amie, une jeunette comme d'habitude. Tracy est une mordue de jeu de rôle et elle a emprunté comme pseudo RosaLux. La lettre qu'elle vient de recevoir contient un carton d'invitation, tout ce qu'il y a de plus officiel. Et le timbre, qui orne l'enveloppe, ne comporte aucune mention de valeur ni d'oblitération et représente une île bleue avec une inscription Island. Un certain Wamelin prie Tracy à se rendre près de la voie C24 de la gare de Richmond. Tracy s'y rend à l'heure indiquée et découvre un endroit vide où seul un employé bizarre trifouille un lustre afin de changer une ampoule. Tout est baroque d'ailleurs et elle doit pousser une porte qui indique réservée uniquement aux visiteurs. On se croirait dans la gare qui emmène Harry Potter à Poudlard. Effectivement un jeune homme l'attend, Wamelin, qui joue de l'harmonica.
Sensini essaie de joindre son ami Léo mais celui-ci ne répond pas. Alors il se rend dans l'Aubrac en compagnie de Roman, mais l'intérieur de la maison de Léo a été dévasté. Comme si une tornade était passée par là. Mais de Léo, point. Obligé de rentrer à Lyon, Roman est assis en face d'un homme qui lui offre un café alors qu'il n'en boit jamais. Il saura que cet individu n'est autre que Le Loup, un ennemi de Sensini, à cause d'une histoire qui remonte à plus de vingt ans.
Cette histoire oscille entre Alice au pays des Merveilles, Hamelin le joueur de flûte, La Tempête de Shakespeare et autres références littéraires, et s'articule comme un jeu vidéo à plusieurs niveaux et des participants à distance. Je ne connais pas trop ce système, les plus jeunes s'y retrouveront. Mais l'accent est porté sur l'identification entre le joueur et le personnage virtuel qui évolue sur un écran, avec des effets visuels très réalistes. Celui qui joue peut être transporté dans un univers qu'il découvre, où il sent englouti, accaparé par l'action, les combats, l'univers ludique, les personnages à affronter plus ou moins malsains. Il est investi d'une mission qu'il doit à tout prix réaliser, comme si sa vie et celle de ses compagnons étaient en jeu. Le jeu dont vous êtes le héros.
Et la frontière entre virtuel et réalité est comme floutée, abolie dans ce roman. Le lecteur et les différents protagonistes évoluent au gré des aventures mouvementées de tous ces personnages. J'avoue que parfois j'ai décroché, navigant à vue, ne sachant plus dans quel univers j'étais plongé, n'arrivant plus à différencier le vrai du faux, le réel du virtuel. Et c'est en cela que le duo Denis Bretin et Laurent Bozon se montre machiavélique en imprimant une progression impitoyable dans leur récit, bousculant les codes, prenant le lecteur, non pas en otage ce mot utilisé à toutes les sauces n'ayant plus aucune signification, mais comme un spectateur obligé de monter sur scène parmi les artistes et de participer à une pièce de théâtre sans en connaître la trame et s'intégrer dans le jeu en fonction des acteurs d'une commedia dell'arte débridée.
Bretin & Bonzon, qui s'affirment les Boileau-Narcejac du suspense fantastique, n'oublient pas pour autant de placer ça et là des notes d'humour. Ainsi Tracy s'adresse à un voyageur affalé sur les banquettes d'un train qui l'emmenant à la gare de Richmond en ces termes : Le Seigneur a dit celui qui met ses pieds là où il met son cul, un jour il pisse dans ses chaussures. D'accord, elle ne s'exprime pas avec une politesse exquise, mais ce genre de réflexion serait de mise lorsque vous désirez vous asseoir et que la place est prise par des godillots boueux.
Savoureuse également cette définition du livre : Support de mémoire fixe énergétiquement inerte.
Paul (Les lectures de l'oncle Paul)
Génération (complex 3)
BRETIN & BONZON
Editions du Masque.
Parution le 5 février 2014.
398 pages. 20,00€.
23/02/2014 | Lien permanent
Des yeux dans la nuit, de Chevy Stevens
Une chronique de Jacques
Après Séquestrée et Il coule aussi dans tes veines, voici le troisième roman de Chevy Stevens publié en France. Nous y retrouvons le personnage de Nadine Lavoie, la psy du deuxième roman, mais alors que celle-ci avait dans le livre précédent un rôle relativement secondaire, elle est ici au centre de l’intrigue… une intrigue dans laquelle la composante psychologique est, tout naturellement, essentielle.
Plusieurs thèmes s’entrecroisent : rapports mère-fille, procédés de manipulation mentale d’une secte dirigée par un gourou charismatique, abus sexuels sur des enfants et les répercussions dans leur vie d’adultes, fonctionnement de la mémoire qui évacue les scènes traumatisantes vécues dans l’enfance... Ce dernier point est à la source des problèmes que Nadine connait avec sa fille Liza depuis l’adolescence de cette dernière. Sous l’emprise de drogues, Liza a fuit la maison maternelle. La vie de Nadine en est bouleversée.
Dès les premières pages du roman, l’auteur réussit à susciter le suspense alors qu’il ne se passe pourtant rien d’extraordinaire : Nadine mène son travail de psychiatre dans un hôpital de Vancouver et elle commence une thérapie avec une patiente qui a tenté de se suicider. Rien que de très normal, et même banal, pour elle. Sauf quand elle apprend que Heather, sa patiente, vient de fuir une secte dirigée par un homme, Aaron Quinn, qu’elle connait bien, puisque quarante ans plus tôt, encore adolescente, elle avait vécu dans cette communauté pendant quelques mois avec sa mère et son frère. Certains souvenirs commencent alors à se réactiver, et ils vont être pour elle perturbants.
Au fil des jours, alors qu’elle approfondit son travail avec Heather et que ses propres souvenirs refont surface, elle se sent épiée, peut-être menacée. Nous découvrons peu à peu ce qu’elle a vécu avec sa famille dans la communauté créée par Aaron Quinn, l’emprise absolue que celui-ci avait sur la plupart des autres disciples et son comportement souvent inquiétant.
Dans le même temps, l’intrigue devient plus complexe. Nous assistons au retour difficile de Liza près de sa mère, à l’évolution de la thérapie d’Heather, aux rapports agités que Nadine entretien avec son frère Robbie, à la naissance d’une relation qu’elle développe avec un médecin de l’hôpital...
Pendant la majeure partie du roman, le lecteur ne verra rien du Aaron Quinn contemporain, qui apparaitra seulement à travers les souvenirs de Nadine et les propos d’anciens adeptes qu’elle croise, mais l’image qui en est ainsi dessinée est, elle, de plus en plus inquiétante.
Dans de nombreuses situations, la psychiatre m’a semblé avoir un comportement incohérent, en particulier dans les relations qu’elle établit avec sa fille, son frère et, d’une façon générale, tous les gens qui lui sont proches et qu’elle aime. Un comportement qui tend à compliquer les rapports et créer des tensions inutiles. L’auteur nous montre comment une psy quinquagénaire, dont l’expérience professionnelle est solide et reconnue par ses pairs, se trouve tout aussi dépourvue que n’importe quel péquin pour résoudre ses propres problèmes psychiques. Une habileté supplémentaire de sa part, puisqu’elle n’hésite pas à rendre son héroïne agaçante par un comportement qui semble souvent incompréhensible au lecteur. Ce désir légitime qu’a l’auteur de crédibiliser son personnage afin de le rendre plus authentique, est un des points forts du livre. D’une façon générale, Chevy Stevens crée des personnages dont les fortes personnalités vont s’affronter et faire se précipiter les évènements jusqu’au drame final, là où tous les fils vont se dénouer jusqu’à parvenir à une apogée du suspense d’une grande force émotionnelle.
Avec ce roman aux qualités indéniables, Chevy Stevens conforte la réputation qu’elle avait réussie à bâtir avec ses deux premiers livres. Elle fait maintenant partie de la poignée d’auteurs de thrillers dont les lecteurs sont de plus en plus nombreux à attendre la dernière parution.
Jacques ( lectures et chroniques)
Des yeux dans la nuit
Chevy Stevens
Editions l’Archipel, publié le 19 février 2014
416 pages, 22 €
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19/02/2014 | Lien permanent
Terminus Belz, d’Emmanuel Grand
Une chronique de Jacques
Les iliens et la mort qui rôde...
On reconnait un véritable auteur à la petite musique de ses mots, au rythme de ses phrases, à la mélodie obsessionnelle qui vous hante et vous poursuit pendant des heures ou des jours une fois le livre refermé. Parfois, il s’agit de toute autre chose : l’émergence d’un univers personnel unique, original, qui tranche sur la production littéraire habituelle.
Dans le genre polar ou noir, le lecteur est plutôt en attente d’autres qualités : sens de l’intrigue, personnages forts, qualités narratives...
Dans ce premier roman d’Emmanuel Grand, nous retrouvons les qualités attendues d’un polar, mais ce qui va rester dominant, une fois la lecture achevée, c’est l’originalité de son univers personnel, sa richesse thématique, et la petite musique de ses mots.
Un polar, donc. Car c’est vrai qu’il y a un crime abominable (un pêcheur de l’ile de Belz qui est retrouvé, la tête tranchée), avec une enquête policière à la clé. Mais un roman noir, également. Avec un mafieux qui pourchasse à travers la France de jeunes Ukrainiens qui ont eu le tort de ne pas se laisser dépouiller sans rien dire. Et aussi un livre qui lorgne discrètement vers le fantastique, sans jamais y tomber vraiment.
Marko, un des jeunes Ukrainiens pourchassés, est le personnage central. Dans sa fuite éperdue à travers une France dont il ne connait que la langue, apprise à l’université, il arrive à l’ouest extrême du pays, en Bretagne, et plus précisément dans l’île de Belz.
À Belz, la pêche est toujours au cœur de la vie économique, même si les pêcheurs en vivent de plus en plus mal, asphyxiés qu’ils sont par la concurrence, la raréfaction du poisson et le surcoût du gas-oil. Marko, qui est fugitif, immigré en situation irrégulière, parvient à trouver un travail grâce à une annonce. Un travail de marin pêcheur, lui qui n’a jamais pêché et qui a le mal de mer ! Seul un patron pêcheur original et solitaire peut se permettre d’embaucher un étranger au pays : Caradec est celui-là, seul capable de résister aux pressions de ses collègues qui ne comprennent pas son refus d’embaucher un gars du pays.
Comment un corps étranger va être assimilé – ou rejeté – par l’organisme vivant qu’est cette société close sur elle-même : c’est le premier thème du roman. Par sa seule présence, sa personnalité, son passé et ses angoisses, Marko va cristalliser curiosité, passions, amitiés, haines. Nous assisterons même à un amour naissant entre lui et Marianne, jeune institutrice de l’île. Pas de manichéisme de la part de l’auteur : l’équilibre qui s’établit entre les iliens et l’étranger est instable, précaire, soumis à des variations liées aux circonstances. L’assassinat de Pierrick Jurgand, petit patron pêcheur à deux doigts de la faillite et grande gueule devant l’éternel, qui s’était violemment opposé à la présence de Marko, va compliquer les choses pour le jeune homme, qui devient pour certains le premier suspect.
Dans le même temps, le danger extérieur commence à planer autour de l’île. Aidé par des informateurs remarquablement organisés, le tueur mafieux parvient à exécuter certains des amis de Marko qui s’étaient pourtant dispersés dans différentes régions, et il se rapproche de lui.
L’autre thème déployé, remarquablement articulé avec le premier, est lié aux légendes bretonnes puisées chez Anatole Le Braz, un auteur du 19e siècle qui a recueilli des contes populaires sur la Mort.
Une partie de la population de l’île est sensible à certaines légendes, tout particulièrement celle de l’Ankou : l’ange de la mort. Celui-ci serait-il le responsable de l’assassinat du patron pêcheur ? Certains semblent le penser, et Marko, qui va faire des rencontres étranges, commence à douter de ce qu’il voit et à se demander (tout comme le lecteur) si le crime n’est pas l’œuvre d’une créature démoniaque...
L’auteur joue avec habileté sur les deux tableaux. D’une part, le roman est solidement ancré dans notre époque, avec ses descriptions réalistes du fonctionnement de la microsociété de l’île et de la réalité mafieuse de certains pays de l’Est, et d’autre part le réalisme s’éloigne parfois quand il laisse la place dans une partie de la population aux croyances en des créatures fantastiques, aux sortilèges, au démon. Bien sûr, ces croyances sont aussi une part du réel et d’une certaine manière elles influent sur lui, comme nous le comprenons à la fin du livre.
La tension est constante dans chacune des pages, et elle persiste jusqu’au dénouement de l’histoire, qui ne sera pas le fait des enquêteurs, ceux-ci restant toujours étrangers à l’enquête comme aux habitants de l’île. Les personnages secondaires ne sont pas que de simples silhouettes, ils sont au contraire remarquablement fouillés, chacun ayant son passé, un passé que l’auteur réussit à intégrer parfaitement avec l’histoire en cours. L’intrigue est habilement agencée, et de fausses pistes sont disposées de façon telle que j’ai été incapable de deviner la solution de l’énigme avant que l’auteur ne l’ait décidé. C’est toujours un petit plus dans la lecture d’un polar !
Ce premier roman puissant, complexe, riche et remarquablement construit, nous devons aux éditions Liana Levi de l’avoir repéré et édité : bravo à eux !
Et, naturellement, bravo, et merci à Emmanuel Grand, pour ce très beau travail d’écrivain !
Jacques ( lectures et chroniques )
Terminus Belz
Emmanuel Grand
Éditions Liana Levi (9 janvier 2014)
368 pages ; 19 €
28/01/2014 | Lien permanent
Le paradoxe du cerf-volant, de Philippe Georget
Une chronique de Jacques.
Le paradoxe du cerf-volant bénéficie d’une publication en livre de poche qui va permettre à ceux qui auraient raté sa sortie en 2011 de découvrir ce roman, aussi prenant que surprenant.
Polar, roman noir, thriller, roman psychologique, il est tout cela à la fois, et il révèle une méticulosité dans le déroulement de l’intrigue – qui mêle l’histoire personnelle du héros à des événements historiques réels – que l’on retrouve rarement dans les polars français.
La partie « recherche de la vérité », qui n’est pas la caractéristique des seuls polars, mais constitue tout de même l’épine dorsale de ce genre littéraire, est d’une grande subtilité, elle nous prend à contre-pied et s’achève par une « chute » (dans tous les sens du terme) qui restera accrochée longtemps à la mémoire du lecteur.
Pierre est un boxeur professionnel de 27 ans, qui a vécu un drame pendant son enfance : ses parents, ainsi que sa sœur, seraient morts dans un accident de voiture. Son père était diplomate et sa dernière mission se passait dans une Yougoslavie perdue dans ses conflits nationaux et ethniques des années 1990. La toile de fond du roman sera cette Yougoslavie-là, ses crimes de guerre entre Serbes et Croates et en particulier les tueries perpétrées par le général de l’armée croate Ante Gotovina, qui va être jugé par le T.P.I. pour le meurtre de 150 civils serbes pendant l’opération « Tempête ».
Quels rapports Pierre entretient-il avec cette période trouble et agitée de l’histoire européenne récente ? Ils sont indirects et concernent son père ainsi que son ami Sergueï. Le meurtre de Lazlo, un autre ex-yougoslave que connaît Sergueï et pour qui Pierre travaille depuis quelques jours, déclenche la machine policière autour de lui. L’épisode douloureux vécu par le narrateur dans son enfance se trouve mêlé au conflit yougoslave d’une façon subtile, le récit monte en puissance tandis que les tensions psychologiques tiennent le lecteur en haleine jusqu’au dénouement.
Pendant qu’il tente de comprendre les mécanismes d’une possible machination, Pierre essaie de reprendre goût à la boxe, en voulant prouver à son entraîneur, comme à lui-même, que sa carrière n’est pas finie. Le monde de la boxe est décrit avec précision et les dix pages décrivant le combat de Pierre contre un adversaire irlandais coriace auraient leur place dans une anthologie, tant elles sont convaincantes et fortes dans leur dramaturgie.
C’est le personnage de Sergueï qui donne au lecteur, en quelques mots, la clé du livre et le sens du titre étrange de celui-ci. « Les hommes sont des cerfs-volants (…) nous pestons souvent contre les liens d’amour et d’amitié qui nous entravent, et qui croit-on, nous gênent pour réaliser nos rêves. (…) Mais quand le vent souffle, ce sont ces liens qui nous sauvent. Toujours. Eux seuls nous empêchent de nous écraser. »
Ainsi, l’ami en qui le narrateur croyait, cet ami qui l’a (peut-être ?) trahi, est celui qui lui révèle son destin au cours de leur ultime rencontre, alors que les liens d’amitié ou d’amour que le narrateur avait tissé s’effilochent les uns après les autres. Le lien avec sa mère, celui qui aurait dû être le plus solide, qui aurait pu l’arrimer à la vie quand les vents devenaient contraires, va lâcher le premier. Le drame que Pierre s’efforçait d’oublier va resurgir au fil de l’histoire, quand le lecteur ne s’y attend pas, et donner au roman une grande densité.
La fin du roman évite la mièvrerie des fins heureuses et convenues, trop fréquentes dans la majorité des polars traditionnels. Elle laisse au lecteur le goût âcre et puissant des tragédies antiques. Le paradoxe du cerf-volant est un roman efficace et intelligent, qui pulvérise les frontières entre la « littérature blanche » et le polar.
Jacques (blog : lectures et chroniques)
Le paradoxe du cerf-volant
Philippe Georget
Editeur : Jigal (15 mai 2014)
Collection : Polar
416 pages ; 9,80 €
15/06/2014 | Lien permanent
”La Machine à Rêves”, suivi de ”Le bâton d’or”, de Jean-Louis Lafontaine
La Machine à Rêves, de Jean-Louis Lafontaine
Une chronique de Cassiopée.
Qui est-elle ? … La machine à rêves ?….
Celle que Walter, un petit garçon vif, curieux, facétieux (faire boire du café aux vaches pour obtenir du café au lait est une de ses idées…) et intelligent va essayer de construire avec son merveilleux grand-père Athanase.
En effet ce dernier pense avoir trouvé des plans de construction et le lieu où se trouve de quoi fabriquer ce fabuleux objet.
Ne comptez pas sur moi pour vous résumer l’histoire et les péripéties. Sachez seulement que les rebondissements seront nombreux maintenant le lecteur dans le désir de lire et d’en savoir plus. Au-delà de l’intrigue elle-même, Jean-Louis Lafontaine aborde avec un recul intéressant la place des rêves (au sens large) dans notre vie.
« C’est elle qui trouve au plus profond de ton cœur et de ton âme le rêve qui te berce secrètement. »
A travers les dialogues de certains personnages, il approche avec finesse des sujets sérieux permettant ainsi de délivrer un message de respect, de sérénité.
« Mais les étoiles sont le contre-poids de notre monde et la Machine à Rêves nous relie à elles pour y puiser la force et la paix dont nous manquons tant ici-bas. Il y a dans cet infini une part de notre destin et le moyen de nous élever au-dessus de notre condition. »
C’est un roman jeunesse mais l’écriture est de qualité, les mots ne sont pas réducteurs comme si les jeunes ne pouvaient pas comprendre. On reste dans des dialogues affinés, des descriptions précises qui ont du sens. Un peu d’ésotérisme avec une vieille dame mugicienne (magicienne et musicienne), un peu de fantaisie avec un canadien au langage et à l’accent qui sentent bon son pays…. Les personnes qui liront ce roman trouveront plusieurs aspects attirants soigneusement dosés pour qu’aucun ne prenne le pas sur les autres. C’est une lecture agréable et qui n’ennuie pas l’adulte qui l’a en mains.
Titre : La machine à rêves
Les singulières péripéties de Walter et de ses amis/1
Auteur : Jean-Louis Lafontaine
Éditeur : Airaim éditions
Collection : Jeunesse
Date de parution : 20/12/2012
Nombre de pages : 190
ISBN-13 : 9782954080413
Quatrième de couverture
La Machine à Rêves offre à chacun d’entre nous la possibilité de réaliser son voeule plus cher. Perdue depuis des siècles, elle est recréée par un inventeur et son petit fils Walter. Mais un homme d’affaires sans scrupules cherche à s’en emparer. Pour Walter, il s’agira autant de sauver la Machine que de poursuivre un idéal et protéger ceux qu’il aime. Il sera alors obligé d’approcher les grands secrets de l’univers. Qui lui réservent bien des surprises…
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Le bâton d’or", de Jean-Louis Lafontaine
Une chronique de Cassiopée.
Ceux qui auront apprécié le caractère vif et fougueux de Walter, jeune héros de « La machine à rêves », le retrouveront avec bonheur. Les autres feront connaissance avec ce petit bonhomme au caractère bien trempé, qui aime la vie, sa famille, ses amis et l’aventure…
L’ami canadien de la famille « On ne va pas se pogner le bacon en attindant que ces imbaumés nous massacrent » est de retour. Il débarque avec une nouvelle quête puisqu’il souhaite retrouver un sceptre et pas n’importe lequel ! Celui qui aurait permis à Manco Capac (qui aurait réellement existé) de créer le fabuleux Empire Inca ! Ce sera ainsi l’occasion d’emmener le lecteur en voyage…ainsi que les personnages qui peuplent cette histoire.
Bien entendu, rien ne sera simple et ils feront face à de nombreux problèmes. La complicité entre Apolline et le jeune Walter fait plaisir à voir ou plutôt à lire. Comme ils l’expliquent eux-mêmes, ils sont connectés car ils ont les mêmes passions.
Dans ce nouveau roman, l’auteur a étoffé l’intrigue avec de nombreuses ramifications à travers les rencontres avec des personnages divers dont certains ayant existé. Ils sont là, en dehors de tout contexte historique mais leur rôle n’est pas sans nous rappeler qui ils étaient vraiment. C’est astucieux. Une fois encore, le dosage est subtil entre le réel et l’imaginaire de qualité (dans le sens où tout ce qui est irréel reste plausible dans le contexte de ce qu’on découvre à l’intérieur du livre).
De plus ; Jean-Louis Lafontaine introduit des connaissances sur la nature : un oiseau méconnu de Madagascar, des renseignements sur d’autres choses…Il faudra malgré tout, dans le cadre d’un troisième roman, qu’il n’en « fasse pas trop » et reste à la portée de ses jeunes lecteurs.
Le rythme est assez rapide et il n’y a pas de temps mort. Le contenu captivant, apporte son lot de surprises et le temps passe vite lorsqu’on lit cet opus.
Titre : Le bâton d’or
Les singulières péripéties de Walter et de ses amis/2
Auteur : Jean-Louis Lafontaine
Éditeur : Airaim éditions
Collection : Jeunesse
Date de parution : 20/12/2013
Nombre de pages : 230
ISBN: 9782954080437
Quatrième de couverture
Le Bâton d’Or est un objet sacré, le sceptre légendaire qui aurait permis à Manco Capac de créer le fabuleux Empire Inca !… Personne ne croit à ce mythe, sauf le Russo-Québécois Vivoulia Casimov qui fait appel à ses fidèles amis pour le retrouver. Leur quête, déjà empreinte de nombreux dangers, va se transformer en une course poursuite haletante qui les amènera de la plus sauvage des cordillères du Pérou aux plages paradisiaques des Caraïbes pour finir dans les profondeurs de l’Amazonie. Là, ils exhumeront un ténébreux secret qui menace le monde. Auront-ils assez de ressources pour le déjouer ?
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Quelques mots sur l’éditeur
Airaim éditions, maison d’éditions nordiste a été créée en 2011 par Richard Migraine, un jeune directeur artistique à la tête d’un studio graphique. La rencontre avec deux auteurs en recherche d’éditeur, l’une de romans historiques, l’autre de romans jeunesse, le décide à se lancer dans l’aventure. Richard Migraine réalise lui-même la mise en page des livres et les illustrations de couvertures.
Soucieux de produire un travail de qualité et de donner à de jeunes (et moins jeunes) auteurs une chance d’être lus, il prévoit d’éditer une dizaine de livres par an quand il aura atteint sa vitesse de croisière.
05/04/2014 | Lien permanent
Yeruldelgger, de Ian Manook
Une chronique de Jacques.
Le polar, phénomène quasi mondial, permet mieux que d’autres genres littéraires d’appréhender les cultures, les sensibilités et les problèmes sociaux et politiques des différents pays du monde, tout en nous offrant un dépaysement et un exotisme qui sont une valeur ajoutée incontestable au plaisir que peut procurer un bon roman. Entre Johan Theorin et Janis Otsiemi, entre la Suède et le Gabon, l’amateur de polars vit avec bonheur un grand écart intellectuel et littéraire qui le fait naviguer imaginairement entre le Gabon et la Suède, tout comme il peut voyager entre l’Écosse et la Chine en passant de Ian Rankin à He Jiahong. Et quand la qualité de l’écriture est au rendez-vous, cette incroyable diversité n’est que du bonheur pour le lecteur.
Avec son Yeruldegger, dont la qualité de l’écriture est indiscutable, Ian Manook nous entraine lui aussi dans un univers mal connu de la majorité des lecteurs français : la Mongolie. Entre Oulan-Bator et les steppes sauvages et lointaines, il semble si bien connaître la géographie, la culture, les mœurs, les traditions ancestrales et même les problèmes politiques de ce pays que l’on pourrait croire que le roman a été écrit par un véritable Mongol. C’est le premier tour de force de l’auteur (qui est français)... mais pas le seul, comme nous allons le voir.
Yeruldelgger est le nom du héros, un flic d’Oulan-Bator envoyé loin de la capitale pour démarrer une enquête qui semble, au départ, d’une importance secondaire : une main d’enfant a été découverte dans un coin perdu de la steppe par des nomades. Cette enquête il va la mener en parallèle avec une autre, sanglante : l’assassinat de trois Chinois et de deux prostituées dans la banlieue de la capitale. Les deux enquêtes semblent sans lien apparent, mais est-ce vraiment le cas ?
Yeruldegger est un personnage hors du commun. Pleinement inscrit dans la modernité, il est confronté à travers son métier aux aspects les plus troubles et les plus violents de la vie de son pays qui, après l’éclatement de l’URSS, subit maintenant d’autres influences, en particulier chinoises et coréennes. Il manifeste aussi la volonté de conserver les traditions mongoles millénaires, sans doute liées à l’éducation qu’il a reçue dans un monastère bouddhiste. Il est aussi un homme brisé par la folie dans laquelle sa femme a sombré après l’assassinat de leur fille quelques années plus tôt, et reste hanté par la culpabilité de n’avoir pu la protéger.
Les différents personnages, y compris secondaires, sont aussi forts qu’originaux, aussi riches que complexes. Yeruldegger en tout premier, naturellement. Mais aussi son amie Oyun, la policière qui va mener l’enquête avec lui. Ou encore son beau-père, le richissime et puissant Erdenbat, redoutable manipulateur qui corrompt les flics comme les hommes politiques pour parvenir à ses fins. Ou bien sa fille ainée Saraa, qui le provoque constamment et le déteste, car elle estime qu’il est responsable de la mort de sa sœur, Kushi. Ou enfin Solongo, la jeune femme médecin légiste qui est amoureuse de lui et auprès de qui il va tenter de retrouver une vie affective.
Mais les personnages ne sont pas la seule qualité de ce roman, loin de là ! L’intrigue policière va se révéler être d’une redoutable complexité, en lien avec la géopolitique (relations entre la Mongolie et la Chine ou la Corée), mettant en évidence des intérêts économiques puissants à travers la découverte de certaines terres rares qui permettent d’extraire des Lanthanides (praséodymes, néodymes...) de plus en plus utilisés dans certains composants électroniques. Ceux-ci constituent un atout majeur pour les pays producteurs, peu nombreux dans le monde, et sont source d’une richesse potentielle énorme... et donc de convoitises diverses.
Un autre aspect du roman qui rend sa lecture passionnante, c’est la représentation, à travers certains des personnages du roman, de la culture traditionnelle mongole. Nous voyons comment celle-ci cohabite avec la modernité d’une façon parfois baroque. Ainsi, Yeruldegger arrivant en pleine steppe chez les nomades qui ont découvert le corps enterré de la petite fille s’entend-il expliquer qu’ils ont remis le corps en place en attendant l’arrivée de la police pour ne pas « bouleverser la scène de crime », comme ils l’ont vu faire dans la série télé américaine les experts de Miami qu’ils regardent régulièrement dans leur yourte.
Enfin, l’écriture de Ian Manook a une force et une précision, une intensité, qui lui permet d’être à l’aise dans les scènes d’action comme dans les descriptions de la steppe et des quartiers mal famés d’Oulan-Bator, ou dans les scènes plus intimistes que sont les moments d’introspection de Yeruldegger. Une écriture qui n’est pas non plus dépourvue d’un lyrisme qui sonne juste, dans des passages où celui-ci est le bienvenu :
« Yeruldelgger eut soudain le sentiment étrange que le vieil homme n’était plus avec eux. Il était juste là, comme la steppe, comme les collines à l’horizon, les rochers épars et le vent qui les érodait depuis des millions d’années. Le petit vieux n’était plus un homme, c’était un roc. Plein. Dense. Solide. Chacun s’était arrêté et demeurait immobile dans l’attente de quelque chose, mais lui ne bougeait pas. Le temps semblait suspendu. Puis une brise les frôla, se glissa entre eux, chahuta les herbes bleues, et s’enfuit soudain dans un galop joyeux sur la steppe. Yeruldegger reçut comme un coup au cœur toute cette liberté de la plaine sauvage aux herbes irisées où couraient des chevaux fous. Quand il sentit la main du petit vieux sur sa manche, ce fut comme s’il tombait d’un rêve ».
Avec Yeruldegger, les éditions Albin-Michel nous permettent de découvrir un très grand auteur, qui nous livre là un premier roman d’une exceptionnelle qualité. Le livre se termine sur un point d’interrogation, ce qui nous permet d’attendre (avec impatience !) le deuxième volet de cette série éponyme que nous promet l’éditeur.
Je ne prends pas trop de risque en vous disant que nous allons entendre parler de Ian Manook dans les mois et les années à venir !
Jacques, lectures et chroniques
Yeruldelgger
Ian Manook
Éditions Albin-Michel (octobre 2013)
400 pages ; 22 €
19/12/2013 | Lien permanent
La nuit des albinos, de Mario Bolduc
Une chronique de Richard.
Mario Bolduc est un de mes auteurs favoris. Chacun de ses romans est l’occasion de découvrir un monde, des événements réels, des atmosphères étranges; son intrigue se place dans un contexte politique ou social, dans des pays souvent mystérieux et même dans des situations provoquées par une certaine violence. Les polars de Mario Bolduc sont des occasions d’apprentissage, des plaisirs de lecture qui font appel à la curiosité du lecteur et à son sens de la découverte. Les romans de Mario Bolduc n’ont qu’un seul défaut ! Ils se font rares !
Et à la lecture de ceux-ci, on comprend pourquoi.
«Cachemire» publié en 2004, son premier roman, nous présentait son personnage principal, Max O’Brien, un escroc de haute voltige, toujours à l’affut du coup fumant qui lui rapportera le plus. Plus Robin des Bois que criminel notoire, il s’attaque aux riches et par une certaine forme de morale très personnelle, il est épris d’un sentiment de justice qui le place au centre d’enquêtes dans lesquelles il se mouille avec passion. Spécialiste du prête-nom, de la fausse identité, recherché par la police, il enquête sans moyen autre que son intelligence et sa perspicacité.
Cette première intrigue place Max au centre d’une Inde en pleine «guerre froide» avec le Pakistan, dans un climat explosif d’armes nucléaires ... Passionnant !
Dans son deuxième roman, «Tsiganes», l’auteur nous plonge dans la Roumanie d’après Ceaucescu. Max O’Brien est à la recherche de son ami, accusé des meurtres de Romanichels dans un squat où il aurait mis le feu. Ce roman est un des meilleurs que j'ai lu au cours des dernières années.
Et enfin, Max nous revient dans ce troisième roman «La nuit des Albinos», au coeur de la Tanzanie, de Dar es-Salaam à Bukoba, sur les bords du lac Victoria. Toujours amoureux de Valéria Michieka, l’avocate tanzanienne, il apprend son assassinat et celui de Sophie, la fille de Valéria. Il n’en faut pas moins pour que Max se mette à la recherche de l’assassin de celle qu’il aime encore, malgré leur séparation.
Sa quête de la vérité lui fait découvrir une Afrique résolument tournée vers la modernité mais encore marquée par ses croyances et ses superstitions. La Tanzanie (un fait véritable découvert en 2007) tente de mettre fin à un commerce inhumain, le massacre des Albinos, ces Noirs à la peau blanche à qui l’on prête des pouvoirs surnaturels. Partout au pays, les Albinos sont victimes de meurtres, d’enlèvements, de mutilations, dans le seul but d’en faire des objets de culte ou des amulettes.
Valeria défendait ardemment le droit des Albinos, participait à leur protection. Et en même temps, elle militait pour le rétablissement de la peine de mort pour les personnes trouvées coupables de ces horreurs. Sa mort était-elle la conséquence de ce combat ? Pourquoi, juste avant ce double assassinat, sa fille Sophie était-elle venue demander de l’aide à Max ? Qui a profité du million de dollars "durement gagné" par Max pour renflouer la caisse du centre d'aide de Valeria ?
Pendant ce temps, de l’autre côté de l’Atlantique, dans une petite ville du Texas, Albert Kerensky, bourreau à la retraite, («Un bourreau qui n’a jamais fait de mal à une mouche ...») expert de l’injection létale, a disparu de son centre pour personnes âgées. Dès sa retraite amorcée, il a quitté sa femme pour habiter cette maison de Huntsville, dans une chambre dont la fenêtre donne directement sur Walls Unit, la prison où il a travaillé durant toute sa vie.
Aujourd’hui, il a disparu ! Roselyn, sa femme, part à sa recherche à travers le Texas, jusqu’à Chicago, en découvrant une facette cachée de son mari, une zone obscure, une découverte macabre qui bouleverse Roselyne. Mais qui était véritablement Albert, son mari ?
Mario Bolduc nous sert un très bon roman alliant une intrigue prenante, une atmosphère angoissante et horrifiante et des personnages crédibles. Cette chasse à la vérité, enfouie sous l’horreur du massacre des Albinos, nous fait découvrir une Tanzanie habitée par certains personnages formés (ou déformés ...) par la guerre faite à Idi Amin Dada, l’ancien dictateur de l’Ouganda. Et tout cela dans un décor fascinant où on se demande comment on peut perpétrer des actes aussi sordides, où on imagine mal les horreurs, résultats de cette terrible «kandoya», un supplice terrible inventé par le corps d’élite de l’armée ougandaise !
Ces allers-retours entre le Texas et la Tanzanie vont évidemment nous transporter quelque part sur la planète, pour nous déliver une finale toute en finesse, en sensibilité mais aussi marquée par la violence et la cupidité.
Dans un style franc et direct, Mario Bolduc nous raconte cette histoire sans ménagement et avec une précision chirurgicale. Il nous montre l’Afrique dans ce qu’elle a de plus laid, de plus inhumain, étouffée entre sa modernité et ses croyances. Mais aussi, dans toute sa beauté ! Et l’Amérique, il ne l’épargne pas ! Mais comme dans ses deux premiers romans, ses personnages nageant dans une certaine ambiguïté, font quand même preuve d’une certaine humanité. Tantôt coupables, tantôt innocents, escroc sympathique ou femme de vengeance, le lecteur est toujours confronté à ces personnages complexes, mais tellement humains.
On ressort d’une lecture comme celle-ci, un peu secoué. Se félicitant d’avoir choisi et lu un auteur qui s’adresse à notre intelligence et à notre sensibilité. Je dirais même qu’on en ressort plus intelligent, du moins moins ignorant. Je vous mets au défi de lire «La nuit des Albinos» sans que vous ayez le goût de consulter un dictionnaire ou une encyclopédie virtuelle. Et peut-être que comme moi, vous consulterez les journaux de l’époque pour confirmer la véritable existence de l’horreur que Mario Bolduc nous fait découvrir.
«La nuit des Albinos» est un excellent polar, d’une justesse incroyable, d’une humanité sensible et réelle. Je vous le recommande sans aucune réserve. Et comme moi, vous deviendrez un «fan» de Max O’Brien ... et de son créateur.
Quelques extraits:
Premièrement, rencontrez donc M
ax O’Brien:
« - Je suis un escroc. Ma spécialité: des milliardaires comme vous, Harris, imbus de leur importance, et dont l’argent brûle les doigts. Les types de votre espèce, je les ai toujours méprisés. Vos discours ronflants, votre générosité de pacotille, vos bonnes intentions dégoulinantes d’hypocrisie, je n’ai jamais pu supporter. Contentez-vous de faire de l’argent, Harris, sans vouloir imposer votre morale de merde à qui que ce soit.»
«Ils n’avaient rien à se dire, comme si l’importance de ce qu’ils allaient accomplir les laissait sans voix, tout à coup.»
«La superstition existait sans mode d’emploi.»
« Ce jour-là, comme d’habitude, Max avait eu envie de se précipiter sur la plage et de crier son nom, de serrer Valéria bien fort dans ses bras, pour effacer les erreurs et les drames, pour l’obliger à le regarder lui, plutôt que de regarder à travers lui, ce qu’elle avait toujours fait.»
"Il s’en voulait de ne pas avoir pris les devants, de ne pas avoir agi quand il en avait l’occasion. D’avoir tenté de jouer au plus malin avec la vie, le destin ignorant volontairement qu’à ce petit jeu nous sommes de vulgaires amateurs, des pions qui se croient les maîtres du damier."
Bonne lecture !
Richard, Polar Noir et blanc
La nuit des Albinos
Mario Bolduc
Expression Noire
2012
414 pages
La page de l’auteur sur le site de Libre Expression
03/12/2012 | Lien permanent | Commentaires (1)
La mort du scorpion, de Maurice Gouiran (chronique 2)
Une chronique de Thierry.
«La vie est un combat, c’est sûr, mais il ne faut pas se tromper d’ennemi.»
Les Éditions Jigal sont une maison d'édition, basée à Marseille, fondée en 1989 par Jimmy Gallier.
Spécialisées dans le polar et le roman noir, avec des auteurs affirmés comme Maurice Gouiran et Jacques Olivier Bosco, les jeunes Editions Jigal ont déjà reçu de nombreux prix littéraires...largement mérités !
Entre de nombreux autres, en 2003, le Prix Sang d'Encre des Lycéens pour «La Nuit des bras cassés» de Maurice Gouiran et en 2011 le Prix du Premier Roman Policier 2011 et Prix SNCF du Polar 2011 pour «L'été tous les chats s'ennuient» de Philippe Georget.
Fortes d’un catalogue de près d’une centaine de titres, les Editions JIGAL ont tout pour plaire : la découverte et la révélation de nouveaux jeunes (et moins jeunes) auteurs, la réalisation d’un bel «objet-livre» (maquette, couverture...). Bien servi.
Cher lecteur, je vous encourage à vous aventurer dans les nouveaux paysages de l’édition. Comme chez JIGAL, 13ème Note Editions, Gallmeister ou La Tengo.
Cher lecteur, sortez des sentiers (rentiers) littéraires battus et rebattus à longueur d’ondes de chocs médiatiques.
La passion de l’équipe JIGAL porte et remporte ses fruits que le lecteur curieux et gourmand de nouvelles saveurs n’a plus qu’à cueillir : comme ce nouveau Gouiran, «La mort du scorpion».
Seul bémol émis par Gouiran en personne : «Le seul reproche que je formule contre ma propre maison d’édition serait de ne pas avoir encore réussi à me faire avoir le Goncourt !»
Bon, moi, ce que j’en pense du Goncourt...
Ne comptez pas sur moi pour vous le dire !
Par contre, ce que je peux faire pour vous, c’est vous dire tout le bien que je pense de ce nouveau polar là.
Maurice Gouiran est un écrivain français né le 21 mars 1946 au Rove dans les Bouches-du-Rhône. Spécialiste de l'informatique appliquée aux risques et à la gestion des feux de forêts, il a été consultant pour l’ONU et enseigne également à l’université.
Marseille et ses paysages méditerranéens occupent une place de premier choix dans ses polars.
C’est un auteur engagé, enragé qui prend plaisir à «titiller» l’Histoire de ses petites histoires.
Allons-y !
Nous sommes à la Varune chez Clovis Narigon, dit Clo pour les intimes.
A deux pas de la calanque des Pierres Tombées.
Clo vit seul avec son chat Iago et ses chèvres.
Tranquille quoi. Personne pour l’emmerder. Bien bougon.
Se nourrit de sardines à l’huile et de potes pour boire un coup au Beau Bar, le centre du monde à l’heure de l’apéro.
N’a plus trop la force de vouloir changer la vie.
Avant (dans une autre vie) Clo était grand reporter.
Et puis y’a Emma Govgaline. Elle est flic.
«Un modèle de Giacometti au visage d’héroïne de manga.»
En mal d’ amour.
Deux personnages avec lesquels on se sent bien. Toujours ça de pris dans le bouquin.
Six mois qu’ils ne se sont pas vus.
Avant (dans une autre vie) Emma et Clo étaient, hum, comment dire, amoureux, je crois.
V’là Emma qui se rapplique chez Clo avec une vidéo plutôt macabre.
Un Fantômas s’est amusé à se filmer en train de torturer et brûler sa victime.
Le corps calciné a été retrouvé dans une calanque...la calanque des Pierres Tombées. A deux pas de chez Clo.
Clo était tranquille...Avant...
Et nous voilà embarqués dans une drôle d’estomagade (cherchez pas plus longtemps dans votre dictionnaire cinq volumes de Langue Française acheté à crédit sur dix-huit mois, ça veut dire frayeur en marseillais).
Surprenant casting.
Des faux Derain et des vrais truands.
Une aristocrate de la vieille Europe qui lit du Craig Johnson.
Un peintre «branchouille» fils d’une figure héroïque de la French Connexion.
Un milliardaire russe, ex-trafiquant d’armes, ex-KGB qui investit dans la Ligue 1 du championnat français de football.
Un faussaire expert en planche à billets.
Un cadavre plongé dans la fosse des Pestiférés dans la baie de Marseille, vaste faille dans laquelle on a immergé la vaisselle des victimes de la grande peste de 1720.
Un pope qui bénit un commando de la mort en partance pour les massacres de Srebrenica.
Un criminel de guerre en fuite. Si, si ça existe.
Ici Gouiran célèbre Marseille et la peinture : ça sent bon la lavande et la térébenthine.
La mer, la garrigue, les chênes kermès, les argelas, le mistral.
Comme si vous y étiez.
Les dialogues sont baignés dans le pastaga et les mauresques. Plus vrais que nature.
Humour salé aux cacahuètes offert.
Là Gouiran agace et réveille les guerres de Yougoslavie déjà oubliées : ça sent mauvais la haine et l’argent.
Et puis Gouiran nous trimballe de Marseille à New-York en passant par Paris et Belgrade.
Un polar noir colorié par les amours d’Emma et Clo.
Bon en plus je crois bien que je suis tombé amoureux d’Emma.
Désolé Clo !
Un très bon moment de lecture...c’est déjà beaucoup !
Au loin flotte un drapeau noir au scorpion doré...
Le scorpion se nourrit uniquement de proies vivantes...à bon lecteur, salut !
Thierry Cousteix
Sur ce roman : la chronique de Jacques
La mort du Scorpion
Maurice Gouiran
Jigal (10 septembre 2012)
Collection : Polar
248 pages ; 17 €
09/10/2012 | Lien permanent
Les fantômes de Belfast, de Stuart Neville
Une chronique de Thierry.
“Tu t’es servi de nous. Tu nous racontais qu’on n’avait aucun avenir, qu’on devait se battre pour gagner une vie meilleure. Tu nous fourrais les armes entre les mains et tu nous envoyais à ta place.”
Gerry Fegan vit avec ses fantômes. Hanté par son passé.
Gerry était l’exécutant des basses oeuvres, le tueur à gages de l’IRA, l’Armée Républicaine Irlandaise.
En anglais : Irish Republican Army, en irlandais : Óglaigh na hÉireann.
C’était il y a une vingtaine d’années.
Le sale boulot, c’était lui. Il avait dix-huit ans, à peine.
Déposer une bombe, achever un blessé, abréger les souffrances d’un prisonnier torturé.
C’était lui.
Gerry le bourreau.
Il était aux ordres d’une nébuleuse hiérarchie.
Celle de l’IRA.
L’IRA c’était une armée comme toutes les armées.
Avec ses grands chefs, ses sous-chefs et ses petits soldats envoyés au front.
Les gants blancs et les mains sales.
Gerry sort de prison. Il a payé.
Dehors, à sa libération, douze fantômes l’attendent.
Douze, comme les douzes Apôtres.
Les douzes personnes qu’il a assassinées.
L’alcool ne pourra rien y faire. Ils sont bel et bien là à le poursuivre, nuit et jour. Et ils demandent vengeance.
Ils les appellent ses “suiveurs”.
” Ces ombres, elles lui étaient apparues pendant les dernières semaines de son séjour à la prison de Maze, il y avait un peu plus de sept ans. On venait de lui communiquer sa date de sortie et, ce jour-là, il avait la bouche sèche en ouvrant l’enveloppe cachetée qui contenait l’imprimé. A l’extérieur, les politiciens luttaient pour obtenir la libération de centaines d’hommes et de femmes comme lui qu’ils appelaient ”prisonniers politiques”.”
Gerry a perdu la boule.
Gerry la victime.
Il parle à ses fantômes qui lui demandent d’exécuter les commanditaires de ses meurtres.
Et il va leur obéir.
Les vrais coupables doivent payer : les grands chefs et les sous-chefs, tous !
Alors Gerry va commencer sa chasse à l’homme.
Certains sont maintenant au sommet.
Des politiques respectables.
Costume-cravate, belles voitures et belles nanas importées des pays de l’est. Argent louche.
En façade, les beaux discours indépendantistes sous la bannière irlandaise.
Le processus de paix est en marche en Irlande du Nord.
Alors que vont devenir tous ces tueurs, ces soldats de la “bonne” cause ?
Certains qui s’avèrent à présent gênants seront tout simplement liquidés ou explicitement sommés de disparaître.
D’autres déposeront les armes et se reconvertiront dans la noble politique ou dans un honorable commerce ou…dans la mafia.
Beaucoup ne s’en remettront pas : alcool, drogue, suicide, dépression.
“La lutte pour la réunification avait perdu son sens, le Nord incarnant maintenant le parent pauvre, les enfants bâtards qu’on avait pas le coeur de renvoyer. Mais l’autre Irlande ne voulait plus d’eux.”
Gerry va mettre son grain de sel, son poing sur la table, arme au poing dans cette “nouvelle Irlande” et raviver les plaies encore entrouvertes.
A vif !
Les anciennes haines, les batailles de rues dans le quartier de Falls Road, le “bloody sunday” les attentats, les meurtres de sang froid, les braquages, les prises d’otages, les tortures, les trahisons et les agents doubles, les obscures tractations politiques en coulisse.
Neville porte un regard implacable sur l’IRA qui va faire grincer bien des dents dans les chaumières irlandaises.
Gerry veut s’en sortir.
D’abord arrêter de boire. Puis se débarasser de ses fantômes. Enfin refaire sa vie avec Marie.
La troublante Marie au passé trouble…
Un espoir, la rédomption, peut-être…
L’amour, toujours l’amour.
Mais Gerry est devenu trop dangereux.
Il faut s’en débarasser. A tout prix !
La double chasse à l’homme commence…
Nous sommes dans un thriller (de l’anglais to thrill, frémir).
“La caractéristique commune des œuvres appartenant au thriller est de chercher à provoquer chez le spectateur ou le lecteur une certaine tension, voire un sentiment de peur (qu’il doit cependant trouver agréable) à l’idée de ce qui pourrait arriver aux personnages dans la suite du récit.”
Merci Wikipédia.
Et là, dans ce thriller politique, ça marche, ça court même.
La mort au trousse.
Dans les rues de Belfast coule le sang. Veines catholiques et veines protestantes : le même sang irlandais.
Cher lecteur déjà apeuré, déjà intrigué, ce thriller de Stuart Neville (un premier roman) est haletant, suffocant, terrifiant, sanglant, étouffant, opressant, bouleversant, angoissant, passionnant, stressant, excitant, surexcitant, saisissant, puissant, captivant…
N’ayons pas peur des mots !
Voilà, j’ai usé mes fonds d’adjectifs sur les bancs de cette lecture.
Rien que pour vous !
Faut que j’en garde pour mes prochains livres quand même.
Bref, vous m’avez compris, c’est un très très bon roman.
Bu d’une traite en me rongeant les ongles d’une main…l’autre tenant ferme une Guinness…pour me détendre, brrrrrrrrrrr… j’en ai encore des frissons…
A lire avec les yeux derrière la tête et les portes verouillées !
“Les lieux que ne hantent pas les fantômes du passé sont des déserts.” John Hewitt
Stuart Neville est originaire d’Armagh, en Irlande du Nord. Après des études de musique, il s’est consacré au design multimédia.
“Le meilleur premier roman que j’ai lu depuis des années… Une folle virée au pays de la terreur.” (James Ellroy, oulala, rien que ça?)
PS : ah, oui, j’oubliais, double tour les portes, double tour !
A ranger entre le ” Retour Killibegs ” de Sorj Chalandon et “Les lieux infidèles” de Tana French.
Thierry Cousteix (le sang noir)
- Les fantômes de Belfast
Stuart Neville
Broché: 416 pages - Editeur : Rivages (24 août 2011)
- Collection : Rivages thriller
416 pages; 22,50 €
15/09/2012 | Lien permanent
Beau parleur, de Jesse Kellerman (chronique 1)
Une chronique de Jacques.
Vous êtes Joseph Geist, la trentaine, étudiant en philosophie à Harvard.
Avec votre projet de thèse sur le libre arbitre, vous comptiez bien « (…) faire un carton, mêlant la ferveur existentialiste à la précision analytique, inventant un nouveau mode d’expression qui non seulement révolutionnerait un débat vieux de trois mille ans mais ouvrirait une nouvelle voix pour l’entrée de la philosophie dans le vingt et unième siècle. »
Mais pour l’instant, vous êtes sans travail et tout ce qu’il y a de plus fauché, car vous venez de vous faire virer de l’université pour incapacité à finir cette somme, mais aussi pour incompatibilité d’humeur avec votre fort antipathique directrice de thèse. Les cours qui vous permettaient de mettre un peu de beurre dans les épinards se sont évaporés avec votre exclusion. Pour ajouter une couche à ce léger inconfort psychologique, vous venez de vous faire larguer par votre copine Yasmina, qui décide de garder l’appartement pour elle et vous plante là dans la nuit, devant la porte de votre ex-appartement, avec pour tout bagages un sac de voyage contenant vos quelques maigres affaires et un petit buste en bronze représentant la moitié gauche de la tête de Nietzche (avec la demi-moustache), un serre-livre auquel vous tenez comme à la prunelle de vos yeux…
Bref, pour vous, les temps sont durs !
Vous êtes hébergé par votre meilleur pote Drew, qui vous prête un vieux canapé pourri pour passer quelques nuits avant de rebondir et trouver une solution convenable à vos problèmes. Vous préfèreriez vous laisser mourir de faim plutôt que d’accepter un travail dans une librairie ou donner des cours particuliers, vous demandez donc quelques services à vos amis, enfin… ceux qui vous restent. Vous commencez à entrevoir que vous aurez sacrément besoin de toute votre philosophie pour surmonter cette série noire. Sera-t-elle suffisante ? Dans l’immédiat, pas de panique : Yasmina va vous téléphoner : la brouille est terminée va-t-elle vous dire avec un léger tremblement dans la voix, et elle ajoutera qu’elle a furieusement envie de vous revoir.
Mais le temps passe, Yasmina ne semble pas réagir comme elle le devrait. La mouise continue…
Et puis le miracle se produit. Vous lisez une petite annonce qui va bouleverser le cours de votre existence (mais vous ne le savez pas encore) :
Interlocuteur souhaité pour heures de conversation. Pas sérieux s’abstenir. Appeler au xxxxxxxx
Pas de démarcheurs SVP.
Votre destin vient de basculer… mais y croyez-vous, au destin ? Les conséquences de votre choix seront-elles une illustration concrète de cette thèse de philo sur le libre arbitre que vous avez tant de mal à terminer ?
Après Les Visages et Jusqu’à la folie, Jesse Kellerman s’était affirmé comme un des grands auteurs de thrillers contemporains. Avec Beau parleur ( The Executor pour le titre original), remarquablement traduit par Julie Sibony, il démontre qu’il est avant tout un grand romancier, une voix originale et forte qui va compter dans la littérature américaine. Certes, on peut considérer ce roman comme un thriller, mais c’est avant tout un roman psychologique d’une grande densité, qui en créant ce personnage romanesque de Joseph Geist aussi original qu’inoubliable, aussi attachant qu’agaçant, combine avec maestria l’humour, l’autodérision et le suspense.
Jesse Kellerman prend le temps d’installer son intrigue, d’une façon qui pourrait sembler contradictoire avec le suspense. Avant même la rencontre du narrateur avec Alma, l’étrange et mystérieuse vieille dame malade avec qui ce dernier va discuter pendant des semaines dans des échanges intellectuels dont la seule finalité sera le plaisir de la discussion, l’auteur nous invite à découvrir l’enfance de Joseph, ses rapports complexes avec ses parents et son frère, le drame qui a marqué cette époque de sa vie, puis sa liaison avec Yasmina, son rapport avec la philosophie, le décalage entre son ambition intellectuelle démesurée et ses capacités réelles…
Lorsqu’Eric, le neveu d’Alma, entre en scène, nous pressentons que tous les ingrédients sont en place pour entrainer le personnage dans une direction inattendue. Cela va être le cas, en effet !
Les digressions philosophiques qui parsèment le livre sont aussi stimulantes qu’amusantes, en particulier lorsque Joseph nous entraine dans la controverse entre les philosophes analytiques (anglo-saxons pour l’essentiel) et les philosophes « continentaux » comme Nietzche, Heidegger, Marx, Sartre, Foucault, pour lesquels « citer l’un des noms dans un amphi de philo est le meilleur moyen de devenir la risée générale et de vous en faire exclure illico ». (…) « En somme, les philosophes continentaux pensent que les philosophes analytiques ne voient que les arbres qui cachent la forêt, et les philosophes analytiques pensent que les continentaux sont des crétins imbitables et égocentriques ».
Pourtant, la force du livre est aussi de mettre en scène, à la façon d’une illustration concrète, la réflexion sur le libre arbitre qui est au cœur du travail inachevé de Geist car celui-ci – qu’il soit totalement ou partiellement responsable des évènements qui ont bouleversé sa vie (le lecteur en jugera) – se sent au bout du compte plus libre qu’il ne l’a jamais été.
Certes, l’objectif de l’auteur n’était pas de faire de ce roman une sorte de « leçon de vie », mais le résultat est suffisamment riche pour que le lecteur ressorte de cette lecture aussi stimulé qu’enchanté.
Un livre à ne pas rater donc, dans la lignée des romans du grand David Liss, avec lequel Jesse Kellerman a décidément pas mal de points communs.
Jacques, (lectures et chroniques)
A lire : la chronique de Liliba sur ce roman.
Beau parleur
Jesse Kellerman
Editions les Deux Terres (3 octobre 2012)
352 pages ; 21 €
19/09/2012 | Lien permanent