19/09/2012
Beau parleur, de Jesse Kellerman (chronique 1)
Une chronique de Jacques.
Vous êtes Joseph Geist, la trentaine, étudiant en philosophie à Harvard.
Avec votre projet de thèse sur le libre arbitre, vous comptiez bien « (…) faire un carton, mêlant la ferveur existentialiste à la précision analytique, inventant un nouveau mode d’expression qui non seulement révolutionnerait un débat vieux de trois mille ans mais ouvrirait une nouvelle voix pour l’entrée de la philosophie dans le vingt et unième siècle. »
Mais pour l’instant, vous êtes sans travail et tout ce qu’il y a de plus fauché, car vous venez de vous faire virer de l’université pour incapacité à finir cette somme, mais aussi pour incompatibilité d’humeur avec votre fort antipathique directrice de thèse. Les cours qui vous permettaient de mettre un peu de beurre dans les épinards se sont évaporés avec votre exclusion. Pour ajouter une couche à ce léger inconfort psychologique, vous venez de vous faire larguer par votre copine Yasmina, qui décide de garder l’appartement pour elle et vous plante là dans la nuit, devant la porte de votre ex-appartement, avec pour tout bagages un sac de voyage contenant vos quelques maigres affaires et un petit buste en bronze représentant la moitié gauche de la tête de Nietzche (avec la demi-moustache), un serre-livre auquel vous tenez comme à la prunelle de vos yeux…
Bref, pour vous, les temps sont durs !
Vous êtes hébergé par votre meilleur pote Drew, qui vous prête un vieux canapé pourri pour passer quelques nuits avant de rebondir et trouver une solution convenable à vos problèmes. Vous préfèreriez vous laisser mourir de faim plutôt que d’accepter un travail dans une librairie ou donner des cours particuliers, vous demandez donc quelques services à vos amis, enfin… ceux qui vous restent. Vous commencez à entrevoir que vous aurez sacrément besoin de toute votre philosophie pour surmonter cette série noire. Sera-t-elle suffisante ? Dans l’immédiat, pas de panique : Yasmina va vous téléphoner : la brouille est terminée va-t-elle vous dire avec un léger tremblement dans la voix, et elle ajoutera qu’elle a furieusement envie de vous revoir.
Mais le temps passe, Yasmina ne semble pas réagir comme elle le devrait. La mouise continue…
Et puis le miracle se produit. Vous lisez une petite annonce qui va bouleverser le cours de votre existence (mais vous ne le savez pas encore) :
Interlocuteur souhaité pour heures de conversation. Pas sérieux s’abstenir. Appeler au xxxxxxxx
Pas de démarcheurs SVP.
Votre destin vient de basculer… mais y croyez-vous, au destin ? Les conséquences de votre choix seront-elles une illustration concrète de cette thèse de philo sur le libre arbitre que vous avez tant de mal à terminer ?
Après Les Visages et Jusqu’à la folie, Jesse Kellerman s’était affirmé comme un des grands auteurs de thrillers contemporains. Avec Beau parleur ( The Executor pour le titre original), remarquablement traduit par Julie Sibony, il démontre qu’il est avant tout un grand romancier, une voix originale et forte qui va compter dans la littérature américaine. Certes, on peut considérer ce roman comme un thriller, mais c’est avant tout un roman psychologique d’une grande densité, qui en créant ce personnage romanesque de Joseph Geist aussi original qu’inoubliable, aussi attachant qu’agaçant, combine avec maestria l’humour, l’autodérision et le suspense.
Jesse Kellerman prend le temps d’installer son intrigue, d’une façon qui pourrait sembler contradictoire avec le suspense. Avant même la rencontre du narrateur avec Alma, l’étrange et mystérieuse vieille dame malade avec qui ce dernier va discuter pendant des semaines dans des échanges intellectuels dont la seule finalité sera le plaisir de la discussion, l’auteur nous invite à découvrir l’enfance de Joseph, ses rapports complexes avec ses parents et son frère, le drame qui a marqué cette époque de sa vie, puis sa liaison avec Yasmina, son rapport avec la philosophie, le décalage entre son ambition intellectuelle démesurée et ses capacités réelles…
Lorsqu’Eric, le neveu d’Alma, entre en scène, nous pressentons que tous les ingrédients sont en place pour entrainer le personnage dans une direction inattendue. Cela va être le cas, en effet !
Les digressions philosophiques qui parsèment le livre sont aussi stimulantes qu’amusantes, en particulier lorsque Joseph nous entraine dans la controverse entre les philosophes analytiques (anglo-saxons pour l’essentiel) et les philosophes « continentaux » comme Nietzche, Heidegger, Marx, Sartre, Foucault, pour lesquels « citer l’un des noms dans un amphi de philo est le meilleur moyen de devenir la risée générale et de vous en faire exclure illico ». (…) « En somme, les philosophes continentaux pensent que les philosophes analytiques ne voient que les arbres qui cachent la forêt, et les philosophes analytiques pensent que les continentaux sont des crétins imbitables et égocentriques ».
Pourtant, la force du livre est aussi de mettre en scène, à la façon d’une illustration concrète, la réflexion sur le libre arbitre qui est au cœur du travail inachevé de Geist car celui-ci – qu’il soit totalement ou partiellement responsable des évènements qui ont bouleversé sa vie (le lecteur en jugera) – se sent au bout du compte plus libre qu’il ne l’a jamais été.
Certes, l’objectif de l’auteur n’était pas de faire de ce roman une sorte de « leçon de vie », mais le résultat est suffisamment riche pour que le lecteur ressorte de cette lecture aussi stimulé qu’enchanté.
Un livre à ne pas rater donc, dans la lignée des romans du grand David Liss, avec lequel Jesse Kellerman a décidément pas mal de points communs.
Jacques, (lectures et chroniques)
A lire : la chronique de Liliba sur ce roman.
Beau parleur
Jesse Kellerman
Editions les Deux Terres (3 octobre 2012)
352 pages ; 21 €
17:06 Publié dans 02. polars anglo-saxons | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook | |
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