19/12/2012
Défendre Jacob, de William Landay
Une chronique de Christophe.
"Sage est le père qui connaît son enfant" (William Shakespeare).
Il y a des livres qu'on referme et qu'on oublie presque aussi vite. Et puis, il y a les livres qui ont une vie après la fin de la lecture, des livres qui vous triturent les méninges, vous tordent les tripes et vous bouleversent le coeur. Et bonne nouvelle pour vous, lecteur de ce blog, nous allons parler d'un livre qui appartient à la seconde catégorie. Une lecture qui me fait encore réfléchir et qui tombe dans un contexte particulier, une tragique actualité américaine qui recoupe, en certains points, la réflexion proposée par le romancier, et ancien procureur, William Landay, dans son livre "Défendre Jacob" (en grand format chez Michel Lafon). Un thriller judiciaire redoutablement efficace, assez original dans le fond et la forme (ce qui n'est pas facile dans ce genre plutôt statique, habituellement) et qui, par ses problématiques et son dénouement, glace les sangs.
Andrew Barber, la cinquantaine, est le principal adjoint du procureur du comté de Newton, dans le Massachussetts, une petite ville cossue proche de Boston. Sans autre ambition que de faire son métier, c'est-à-dire faire condamner ceux qui enfreignent la loi, Barber est un homme épanoui dans sa vie professionnelle comme dans sa vie familiale. En couple avec Laurie de longue date, leurs sentiments ne se sont jamais démentis et leur union a été récompensé par la naissance d'un garçon, Jacob, âgé de 14 ans.
Mais cette vision idyllique appartient déjà au passé quand débute le livre. Car Andrew est passé de l'autre côté de la barre. Le voilà non plus procureur, mais témoin, devant un grand jury, interrogé par le très ambitieux Neal Logiudice, dont Barber fut le mentor. Mais comment Barber, procureur respecté de tous, à la carrière sans erreur, a-t-il pu se retrouver à cette inconfortable place ? Eh bien, c'est ce qu'il va nous raconter lui-même au long des 440 pages de "Défendre Jacob", régulièrement et férocement interrogé par son ex-collègue.
Tout a commencé par la découverte dans un parc de Newton du corps d'un garçon d'une quinzaine d'années, Ben Rifkin, tué de plusieurs coups de couteau à la poitrine. Sans doute a-t-il été agressé alors qu'il se rendait en cours, dans l'établissement voisin du parc. Saisi de cette affaire, Andrew Barber, premier adjoint au procureur du comté, décide de diriger lui-même cette enquête, comme il le fait habituellement avec les cas les plus délicats.
Les premières observations peuvent laisser penser à un acte à caractère pédophile. Pour Barber, les antécédents de Leonard Patz, agresseur sexuel installé à Newton récemment et qui a "oublié" de se faire recenser comme tel lors de son emménagement, plaident en ce sens. Le procureur pense avoir trouvé son coupable, reste à dénicher les preuves pouvant faire condamner Patz pour le meurtre de Ben.
Mais bientôt, l'intime conviction du procureur va prendre du plomb dans l'aile. Sans le prévenir, la procureur Lynn Canavan, dont les ambitions politiques dépassent largement les limites du comté de Newton, a diligenté une enquête parallèle dans une toute autre direction. Et pour cause, c'est le propre fils de Barber, Jacob, qui est dans le collimateur...
Barber est doublement déboussolé par tout cela : qu'on le dessaisisse sans lui en parler avant, c'est déjà dur à avaler, qu'on suspecte son fils, c'est insupportable ! Pourtant, Barber va vite réaliser que les présomptions visant Jacob ne sont peut-être pas aussi farfelues qu'il ne l'imaginait... Sur les réseaux sociaux que fréquentent Jacob, certains commentaires se font accusateurs... C'est là que Andrew découvre que son fils posséderait un couteau...
Une fouille rapide dans la chambre de Jacob et c'est la consternation : un couteau, caché dans un tiroir, pas le genre d'objet qui sert à couper sa viande... Et puis Andrew comprend peu à peu que Jacob était le souffre-douleur de Ben Rifkin, la brute du collège. Ce ne sont que les premiers éléments, bientôt suivis par d'autres plus inquiétants encore, qui vont instiller le doute dans l'esprit d'Andrew. Un doute qui ne concerne pas l'innocence de Jacob, pour Barber, c'est tout bonnement impossible, mais qui va toucher à la personnalité de son fils : et si ce père attentif ne l'avait pas été autant qu'il le croyait ? Connaissait-il vraiment son fils ?
Dessaisi, mais également écarté du bureau du procureur, privé d'un poste qu'il ne retrouvera sans doute jamais, Barber se mue en enquêteur pour disculper son fils des accusations qui pèsent désormais officiellement sur lui : le gamin a été arrêté dans les formes puis remis à ses parents ; la famille Barber, autrefois au coeur de la communauté, en est maintenant mise au ban.
Si Jacob, avec l'inconscience de son jeune âge, ne paraît pas se formaliser plus que cela de la situation, Laurie, sa mère, vit un calvaire. Elle non plus ne peut imaginer son fils assassinant de sang froid un de ses camarades, même si celui-ci le harcelait constamment. Elle non plus ne peut voir dans ce garçon qu'elle aime plus que tout un monstre. Mais elle semble bien plus ébranlée parce qu'elle apprend sur la "vie privée" de son fils, et certains goûts qui correspondent mal à l'image policée qu'on peut se faire d'un ado sans histoire de 14 ans.
Bref, au fil des révélations, alors que le procès se rapproche, alors que la piste Patz a été purement et simplement abandonnée (négligée, dirait Barber), le foyer Barber, parfait avant ses évènements, commence à se lézarder... Laurie dépérit, consumée par son impuissance face aux évènements, Andrew bout de ne pouvoir prendre en mains lui-même les rênes de la défense de son fils et Jacob ne laisse pas transparaître grand chose...
Bien sûr, le cœur du roman, c'est ce procès, justement, où un jury populaire doit décider du sort d'un garçon de 14 ans... Je ne vais rien dire de plus dans ce résumé, d'abord pour ne rien dévoiler, ensuite, pour nous intéresser à quelques problématiques mise en avant pas Landay dans ce livre brut, violent à sa manière, anxiogène, par moments, mais surtout passionnant : on a envie de connaître le fin mot de cette histoire, quel qu'il soit.
Commençons par un thème très fort dont je n'ai pas encore parlé, parce que je voulais m'y attaquer en particulier. Alors que les présomptions s'accumulent, Andrew Barber va voir resurgir en lui de vieux démons... En juriste expérimenté, habitué des prétoires et connaisseur pointu des stratégies d'interrogatoires et de contre-interrogatoires, Barber sait que son passé familial pourrait devenir un argument pour l'accusation.
En effet, les précédentes générations de Barber ont été marquées par la violence. Le propre père d'Andrew est d'ailleurs en prison à vie pour meurtre. Cette famille, Andrew l'a reniée. Ce passé, il l'a rangé aux oubliettes. Il n'a même jamais parlé de cela à Laurie, qui va tomber des nues une fois de plus en découvrant ces éléments...
Mais, la problématique soulevée par Landay ici, c'est la question du "gêne du meurtre". Avons-nous une prédisposition héréditaire à la violence, voire au meurtre ? On se souvient qu'en France, en 2007, une polémique avait fait rage autour de ce sujet et d'éléments proche, comme le dépistage des troubles du comportement dès l'enfance pour prévenir la violence... Aux Etats-Unis aussi, cette tentation est un serpent de mer, qui n'est jamais retenue par les juges (pour le moment) mais contribue forcément à jeter le trouble sur un accusé dans l'esprit des jurés. Il n'y a pas de fumée sans feu, en quelque sorte.
Malgré leur rationalisme, malgré leur intelligence, Laurie et Andrew ne peuvent évacuer complètement cet aspect des choses. D'abord, parce que cette filiation redécouverte dresse entre eux le mur du mensonge, fût-il par omission. Plus les discussions avancent, plus Andrew voit Laurie s'éloigner de lui et pense qu'elle divorcera une fois le procès fini. C'est donc loin d'être un sujet anodin dans le roman, au-delà des questions juridiques, car cela vient faire vaciller un peu plus sur ses bases une famille éprouvée.
Malgré ses efforts, Barber ne pourra empêcher le sujet de revenir sur le tapis, de façon assez sournoise de la part de Logiudice, il faut bien le dire, pendant le procès. Mais c'est aussi la façon dont Landay va utiliser cette pièce du puzzle dans son histoire qui est remarquable. On sent bien que Landay rejette cette théorie assez fumeuse, mais que cela n'empêche en rien de poser la question de l'influence de la violence au sein d'une famille.
Autre aspect, me semble-t-il, remarquable de "Défendre Jacob", et j'en ai déjà dit quelques mots : comment une famille modèle réagit face à l'opprobre, justifié ou pas, d'ailleurs, comment elle essaye de survivre tant bien que mal à une condamnation sociale unanime, dont le verdict tombe immédiatement, sans se soucier bien longtemps d'une très hypothétique présomption d'innocence...
Dans cette ville aisée et tranquille de Newton, les Barber vont passer en un rien de temps du statut de notables moteur de la communauté, à celui de coupables. Peu importe la vérité des faits, si Jacob est accusé, Laurie et Andrew sont tout aussi coupables, un point c'est tout. Du jour au lendemain, au mieux, les proches d'hier gardent le silence et disparaissent, au pire, les réactions se font agressives, impitoyables...
Isolés au cœur de leur propre existence, les Barber doivent affronter, en plus des accusations visant Jacob, à cette déchéance sociale sans appel. Comment vivre normalement, quand chaque geste, chaque réaction est épié, interprété et forcément, retourné contre soi ? La pression sociale, pendant tout l'avant-procès, est terrible, au point de ne plus savoir où aller faire ses courses, savoir si on peut aller au cinéma, etc.
Comme un sous-marin qui plonge trop profond, toutes ces turbulences mettent à mal la structure de la famille Barber qui, si elle reste apparemment unie et tournée vers un unique objectif, faire reconnaître l'innocence de Jacob, connaît des tiraillements de plus en plus flagrants et des divergences de vue entre Laurie et Andrew de plus en plus marquées.
Et si Jacob était coupable ? On a beau être parents, refuser l'idée que la chair de sa chair soit un meurtrier, que ce soit par vengeance ou parce qu'il est ce qu'on appelle communément un monstre, faire totalement abstraction de cette question est tout simplement impossible. Le lecteur est dans la même expectative, chaque page apportant son lot de doutes, de questionnements, de craintes. On est nous-mêmes dans le déni, on ne peut pas accepter cette hypothèse comme crédible, et pourtant...
Reste que c'est au jury de rendre son verdict et, avec 12 hommes et femme, en colère, ou pas, impressionnés ou pas par les arguments de l'accusation ou de la défense, on ne sait jamais ce qui peut advenir. Comme le rappelle Landay, justice et vérité, parfois, ne sont pas toujours indissociables, aussi curieusement que cela puisse paraître.
Car, c'est le dernier thème que j'aborderai, "Défendre Jacob" est aussi une critique du système judiciaire américain. De son fonctionnement, mais aussi de ceux qui le font fonctionner. Car, à chaque étape de l'instruction puis du procès, Barber, devenu l'adjoint de l'avocat de son fils, ne se prive pas de critiquer violemment le travail de Logiudice, dont les dents rayent le parquet ciré du tribunal, mais dont les compétences à diriger une telle affaire restent... aléatoires.
Rappelons que les procureurs américains sont élus et que le poste est souvent un tremplin idéal pour une carrière plus prestigieuse encore, au Congrès, par exemple... C'est manifestement ce que Lynn Canavan vise et, dans cette optique, la condamnation d'un tueur d'enfant, fût-il âgé lui aussi de 14 ans, est un argument électoral de poids. Dans son sillage, Logiudice se dit que le poste de procureur du comté lui irait comme un gant, une fois Canavan lancée vers un destin national. Et, là encore, cela fausse toute perspective de quête de vérité puisque l'obligation est seulement celle d'obtenir une condamnation.
Les erreurs manifestes de Logiudice, son choix délibéré de ne pas suivre la piste Patz, ne serait-ce que pour l'invalider, au besoin, sont les signes d'une justice qui ne fonctionne pas bien. Sans doute Barber avait-il conscience de cela lorsqu'il était en poste, mais pas de façon aussi éclatante. Comme Barber ne briguait aucun poste politique, se contentant de faire son job du mieux possible, avec intégrité, le contraste est saisissant avec cet arrogant Logiudice qui tape vite sur les nerfs.
Mais, si dysfonctionnements il y a, à qui profiteront-ils ? A l'accusation, qui obtiendra une condamnation malgré un dossier plutôt minces, comportant plus de présomptions que de preuves, ou à la défense qui saura convaincre le jury de l'innocence de Jacob (les Barber ne veulent pas entendre parler d'autre chose, ils veulent voir leur fils lavé de tout soupçon) ?
C'est là que le suspense du roman réside. Mais, en nous proposant un dénouement très particulier, pas forcément inattendu, car je l'avais deviné en cours de lecture, sans que cela vienne gâcher ce final, au contraire, Landay, qui nous a bien malmenés déjà, nous étale pour le compte avec un direct au plexus solaire. Il était impossible que "Défendre Jacob", malgré la férocité de la bataille, se termine sur un simple verdict. Mais là, oui, il fait fort.
Un dernier mot concernant la forme du roman, et non plus le fond. Je le disais au début, le roman est le récit que fait Andrew Barber de son histoire devant un grand jury. La première bonne idée de Landay, c'est de rédiger ce récit comme un roman traditionnel, et pas comme un interrogatoire figé, à l'image de certaines séries télés judiciaires, ce qui, à la lecture, aurait été indigeste. Mais ce dialogue entre Logiudice et Barber n'est pas pour autant absent du roman, bien au contraire.
Le livre s'ouvre en effet avec les minutes de ce grand jury : typographie différente du reste du roman, comme si nous lisions la retransmission de l'interrogatoire directement par-dessus l'épaule du sténotypiste du tribunal. Une méthode narrative qui reviendra régulièrement dans tout le livre, contribuant, par son côté froid, clinique, dénué de descritption ou de pathos, à mettre en relief la violence de l'opposition entre les deux hommes, l'ex-procureur déchu, sur la sellette, et son successeur à l'ambition dévorante. Un effet d'écriture qui donne un cachet particulier à "Défendre Jacob" et contribue aussi à sa façon à faire de ce livre un grand roman qui marquera vos mémoires.
Et, puisque j'ai évoqué en introduction le contexte de la rédaction de ce billet, je ne peux m'empêcher de donner un autre conseil de lecture, "il faut qu'on parle de Kevin", de Lionel Shriver. J'ai pensé à ce livre, dont la lecture m'avait également sonné, il y a quelques années, pendant que je dévorais "Défendre Jacob". Je n'imaginais pas à quel point l'actualité allait me rattraper... Certes, les deux livres sont très différents, mais les passerelles me paraissent aussi nombreuses et l'un complète l'autre parfaitement.
Christophe
(http://appuyezsurlatouchelecture.blogspot.com/)
Défendre Jacob
William Landay
Editions Michel Lafon (octobre 2012)
444 pages ; 20,50 €
11:32 Publié dans 02. polars anglo-saxons | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook | |