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14/05/2013

Entretien avec Séverine Chevalier

route.JPGAprès la chronique de Cassiopée sur Recluses, le roman de Séverine Chevalier publié par les éditions Ecorce,  l'auteur a accepté de répondre à quelques questions de Cassiopée. Et ses réponses sont passionnantes !

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Cassiopée.  Au sujet de Recluses: ce roman est fragmenté et parallèlement il forme un tout, celui (pour moi) de la douleur d'une âme torturée. Pouvez-vous nous parler de son écriture? Avez- vous "suivi" chaque personnage séparément? Avez-vous mis longtemps à l'écrire? Le rythme d'écriture était-il différent suivant les passages ? (Je pense à Suzanne qui "lâche" les mots comme si elle ouvrait les vannes de son cœur.)

Séverine Chevalier. Avec un peu de recul, et sans m’être aventurée à le relire depuis qu’il a été publié (ce sont donc de vagues souvenirs, et sans doute une sorte de reconstruction a posteriori, à prendre avec des tas de pincettes), j’ai l’impression qu’il s’agit en fait de la transcription d’une tentative d’écriture. Quelque chose se raconte : comment, par qui, qu’est-ce qui est réel, qu’est-ce qui ne l’est pas, y a-t-il une zone mouvante entre les deux? C’est cela que j’ai essayé de tester, mais je crois que je suis surtout partie du fait que je ne savais pas raconter d’histoires, que je n’avais ni la confiance ni le talent nécessaire pour le faire.

J’ai commencé par des fragments, avec deux personnages féminins, puis trois, et j’ai ressenti le désir impérieux d’aller plus loin, de les laisser apparaître, de tisser des liens et des correspondances. En cours d’écriture, alors que je stagnais dans un marécage poisseux d’impossibilités crasses, il m’est apparu plus clairement ce que serait en fin de compte le récit, et j’ai eu envie d’aller au bout. Les deux déclics sont venus à la fois du personnage du psychiatre, et de l’interversion de deux prénoms (Zia est devenu Suzanne et inversement). C’est un détail, et, curieusement, ça a beaucoup changé la perspective dans laquelle j’ai écrit. Il m’importait surtout de trouver des voix et que les personnages existent vraiment, tout en cheminant sur un fil qui les raccordent et fasse sens.

Mais le point de départ réel, l’impulsion, sont liées je crois à de la colère et de la tristesse, les deux mélangées.

Je ne me rappelle pas en combien de temps il a été écrit, je me souviens simplement qu’il a été écrit essentiellement la nuit (beaucoup de nuits, quand même), sauf pendant le travail de dégraissage/resserrage qui a plutôt été diurne.

Je crois que ça parle en fait d’une tentative de survie, par les mots ; qu’ils sont peut-être, à un moment donné de la vie d’un individu, le seul moyen pour continuer, et que ce moyen passe par une forme de transgression. C’est en fait quelque chose de tout à fait intime, que l’espace fictionnel m’a permis de déployer.

Cassiopée.  Le livre "Recluses" suscite des réactions très variées mais qui me semblent très tranchées, un peu "on aime ou on déteste", comprenez-vous cet état de fait? A votre avis à quoi est-ce dû?
Pour qui, pour quoi, avez vous écrit ce roman?

Séverine Chevalier. Mon sentiment par rapport à ça est d’abord de la joie, c’est curieux. Peut-être parcerecluses.jpg que, depuis toute petite, je me suis créée tout un tas de croyances et de superstitions diverses, dont l’une en particulier consistait à penser qu’il fallait nécessairement être adaptée aux souhaits et attentes supposés ou affirmés des autres (n’importe quels autres), sous peine de désintégration immédiate, errance infinie, et autres tortures mentales redoutables. Du coup, oser écrire quelque chose et que ce quelque chose soit détesté, c’est très vivifiant pour moi, un peu comme si je me débarrassais enfin d’oripeaux contraignants, invisibles et invivables (car comment plaire à tout le monde si ce n’est au prix de renoncer à soi ?). Mais je ne réponds pas vraiment à la question. Je pense que c’est peut-être dû à plusieurs choses, si j’essaye de me mettre du point de vue d’un lecteur éventuel : d’abord le fait qu’il ne répond pas vraiment à un horizon d’attente qui serait celui du polar « pur », si tant est qu’il existe, ensuite sa forme est un peu rebutante, je ne sais pas. C’est aussi un roman manipulateur, et qui, par certains aspects, est désespérant. En même temps, une part de moi me dit aussi qu’il est tout simplement mauvais, trop compliqué, très éloigné d’une simplicité concrète à laquelle j’aspire pourtant.

Il est certain que je n’ai pas vraiment pensé à un lecteur, même idéal, même imaginaire, en écrivant cela, même s’il m’importait que ça tienne la route que j’avais choisie d’emprunter, notamment quand il a été question de l’éditer. J’ai plutôt eu besoin de trouver une, des formes, pour pousser un hurlement. J’ai écrit ce roman comme si le moment était venu de rentrer dedans, comme je suppose qu’il faut frapper à la boxe, une fois qu’on se trouve sur le ring. Je l’ai fait à ma façon, et je comprends très bien que ça exaspère ou provoque le rejet.

Inversement, ça a été presque plus compliqué pour moi d’entendre que ça ait pu toucher certaines personnes (je veux dire, hormis quelques amis indulgents), et, en même temps, aujourd’hui, j’en suis  contente, un peu comme si cela donnait encore un autre sens à l’acte d’écrire, un sens que mon « moi» solitaire et sauvage n’avait pas vraiment envisagé. Alors j’essaye de ne plus avoir trop honte de ce que j’ai écrit (même si ce n’est pas si évident, compte tenu de la sournoiserie de mes configurations mentales).

Cassiopée.  Comment et quand êtes vous venue à l'écriture? Avez vous des rituels dans l'acte d'écrire?

Séverine Chevalier. J’y suis venue très tardivement. C’était pour moi un interdit majeur, je n’avais tout simplement pas le droit d’oser même y penser. Je croyais qu’il y avait d’un côté ceux qui avaient l’autorisation (une sorte de permis occulte, délivré par des hommes  en noir derrière un long bureau en verre transparent), et les autres, les comme moi. Je n’avais pas réalisé qu’il s’agissait simplement de m’autoriser à essayer, un peu comme on joue lorsqu’on est enfant, c’est-à-dire en s’immergeant dans un espace où à la fois tout est possible, et en même temps en suivant les règles et la cohérence de cet espace particulier, qu’on se fixe. Je crois que j’avais peur, et il y a à faire taire (au moins momentanément), cette part de soi qui dit à quoi bon, ce sera nul, sans intérêt, etc., quand bien même on écrit au départ sans visée de publication, pour soi. Je n’avais pas compris que pour écrire, il fallait juste oser, et passer à l’acte (et faire, et défaire, et refaire, etc.).

Je n’ai pas vraiment de rituels (ou alors occasionnels, selon ce que j’écris), et je ne crois pas qu’il y ait des moments où on écrit et des moments où on n’écrit pas. Je crois que à partir du moment où ça devient possible pour soi, puis nécessaire comme de respirer, même les parfois longues périodes où il ne se passe rien de manifeste, il y a quand même de l’écriture. Mais des périodes s’avèrent plus frénétiques que d’autres, c’est certain, et se met alors en branle une sorte d’urgence fragile ; un échafaudage se met peu à peu en place et c’est vacillant, délicat, il faut faire attention pour être présent à soi au bon moment. J’essaye surtout d’être attentive à ce qui vient intérieurement ou extérieurement, et ne pas trop désespérer quand j’ai l’impression de stagner (bon, je n’y parviens pas toujours…). Mais ce n’est pas seulement de l’attente, c’est aussi beaucoup de travail, bien sûr pas au sens économico-restrictif où on l’entend aujourd’hui, au sens de labeur et d’efforts obstinés.

La difficulté vient aussi, mais c’est une platitude, de l’articulation entre la vie tout court et la solitude que requiert l’écriture, cette espèce d’état duel permanent. C’est à la fois une difficulté et une nécessité, l’intérieur et l’extérieur, la navigation entre les deux. C’est du temps, pas mal de temps quand même, qu’on prélève ou qu’on vole sur d’autres actions possibles, sur des moments passés avec d’autres qui nous sont chers, et dont il n’est pas facile de rendre compte car comment parler des doutes, des tâtonnements, de cet objet indéfini en cours qui restera peut-être à jamais dans les limbes ?

C’est parfaitement suspect et insensé, d’une certaine façon, et c’est cela qu’il faut assumer vis-à-vis de soi, je crois.

Cassiopée.  Chez vous, les mots vivent, vibrent, virevoltent... Les mots sont-ils des outils pour faire jaillir la parole enfouie au plus profond de nous?

Séverine Chevalier. Eh bien, il me semble que dès très petits, la façon dont le langage nous est inculqué façonne en quelque sorte un monde, et qu’il y a parfois un gouffre entre nos perceptions, nos sensations, ce qu’on en prélève dans nos fors intérieurs, et ce qui nous est demandé implicitement ou explicitement  d’en voir, de ce monde dans lequel on a à vivre. C’est alors comme s’il était nécessaire de tout détruire, tout déconstruire, pour repartir du plus ténu, de ce qui nous impacte, en cherchant d’autres mots, ou d’autres manières de les agencer, pour mettre en forme singulièrement ce qui nous anime, et notre rapport au monde, le plus justement possible. Les mots écrits sont sans doute de la parole qui ne peut pas se dire, en effet, comme s’il fallait aller chercher dans un recoin moins civilisé, moins policé, moins façonné ; comme s’il fallait désenfouir, extirper mais avec l’idée que ce n’est jamais totalement réussi, jamais fini, qu’il y a toujours un reste derrière les mots, et c’est aussi ce qui m’intéresse beaucoup, à la fois l’échec permanent de ce qu’on voudrait dire, et le reliquat, le blanc, l’espace vide, le à-côté des mots. Ce sont aussi des outils qui permettent d’aller vers, sans savoir exactement où, et un moyen particulier pour retranscrire les images mentales et les émotions qui me hantent. En même temps, on écrit aussi sur et à partir de tous les mots qu’on a lus, qui nous ont bouleversés, transformés, même sans en avoir l’intention ou la conscience. Comme un terreau sur lequel pousse une interrogation infinie, à s’approprier et à poursuivre, à sa mesure. C’est un moyen de questionner l’être humain, soi, la société, encore et encore.

Cassiopée.  Un peu à la manière d'Orsenna, je vous demande de sauver un mot, un seul. Lequel et pourquoi?

Séverine Chevalier. Je choisirais « cloche ». Au sens de l’objet, de sa forme, de ce qu’elle peut recouvrir et cacher, pour la sonorité ronde et douce du mot, mais aussi pour le verbe, dans l’expression « quelque chose qui cloche ». J’aime bien quand quelque chose cloche, boîte, est imparfaite ou étrange. Un interstice  dans la réalité-Bloc, dans lequel il est possible de s’engouffrer, de se mettre en mouvement, d’imaginer ou saisir autrement le réel. Et j’aime aussi les cloches, au sens de clochards, plus généralement ceux placés à l’écart, qu’ils l’aient choisi ou non.

Cassiopée.  Avez vous d'autres romans en cours, voulez-vous nous en dire quelques mots?

Séverine Chevalier. Il y en a un écrit après Recluses, qui a vocation à rester planqué. Puis un en cours depuis longtemps, mais qui n’avance pas, autour de la question de la disparition (toutes sortes de). Deux projets plus récents, aussi, un lié à un travail délibérément plus intime autour de mon histoire familiale (de son absence, plutôt, ou comment utiliser les quelques matériaux existants et les vides pour leur donner une forme), un autre plus romanesque où il sera cette fois plutôt question de corps masculins et d’un territoire sauvage. J’ai aussi très envie de faire quelque chose qui mêlerait documentaire et fiction, mais c’est encore très flou. J’aime bien les mélanges, et l’idée que non seulement le roman n’est toujours pas mort, mais qu’il reste un espace d’expérimentation qui peut tout englober.

Mais tout cela n’existera peut-être jamais… On verra bien. Ce n’est pas le plus important. L’important, c’est le désir et la mise en forme des nébuleuses. Se sentir vivant le plus possible, avant d’être vraiment mort.

Merci beaucoup Cassiopée.

CassiopéeMerci!!

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