14/05/2012
Dent pour dent, de Frédérique Molay
Une chronique de Christophe.
"Si quelqu'un t'a mordu, il t'a rappelé que tu avais des dents" (proverbe peul).
Bon, certains vont me traiter de maso à la lecture de ce billet en me disant que j'ai de drôles de choix de lectures pour passer le temps à l'hôpital. Ils n'auront pas tout à fait tort... Car, le point de départ du roman dont nous allons parler, c'est la faculté de médecine de Paris et plus particulièrement l'endroit où les étudiants charcutent des cadavres encore présentables, ayant appartenu à des personnes qui ont pris la difficile décision de léguer leur corps à la science... Bon, je rassure tout le monde, je ne me renseignais pas particulièrement sur le sujet, hein ! Juste, j'étais curieux de découvrir la deuxième enquête du commissaire Nico Sirsky (dont la première avait valu à son auteur, Frédérique Molay, le prix du Quai des Orfèvres, déjà évoqué sur ce blog). Ca s'appelle "Dent pour dent", c'est publié en grand format chez Fayard et c'est un polar dans la pure tradition française, avec une idée de départ glaçante et géniale à la fois.
En cette journée paisible, à la faculté de médecine de Paris, donc, ce sont les étudiants dentistes qui ont investi les lieux pour travailler à la dissection de tête afin de maîtriser parfaitement l'anatomie si complexe de cette partie du corps humain. L'ambiance y est bon enfant, quelques vannes de très bon goût, comme savent si bien en faire les apprentis carabins, fusent ici ou là.
Jusqu'au moment où deux étudiants remarquent sur leur sujet d'étude, à la dentition pourtant apparemment parfaitement entretenue, un plombage qui leur paraît étrange, bâclé, en tout cas bizarrement réalisé. Le Dr Rieux, responsable de cette session, décide alors de faire mettre cette tête de côté et de demander à Marcel, l'homme à tout faire des lieux, celui qui gère les "stocks" de corps pour les différentes filières, de regarder ça d'un peu plus près.
A l'heure du déjeuner, une fois le calme revenu provisoirement, Marcel s'exécute. Mais, ce qu'il va découvrir a de quoi laisser pantois même un homme habitué à manipuler des cadavres depuis des décennies... Sous cet étrange plombage, qu'il a patiemment descellé, Marcel a trouvé un morceau de plastique transparent. A bien y regarder, quelque chose y est écrit : "on m'a tué".
Alors, certes, la fac de médecine est habituée, depuis des siècles, à voir ses étudiants organiser les canulars les plus originaux, mais aussi les moins politiquement correct. Mais là, les responsables de l'université ne peuvent tout de même pas décemment ignorer la possibilité qu'il ne s'agisse pas d'une mauvaise blague. Mais qu'est-ce, dans ce cas ?
Dans le doute, Elisabeth Bourdieu, responsable du service gérant les dons de corps à la faculté, prend contact avec le 36, quai des Orfèvres, car il faut l'avis de la police sur cette macabre découverte. Et c'est l'équipe du commissaire Nico Sirsky, étoile montante du "36", qui se voit confier cette étrange mission : découvrir ce qui se cache derrière ce mystérieux mot.
Et cette histoire a tout pour être une formalité, réglée en deux temps, trois mouvements, car Sirsky a d'autres chats à fouetter. A peine remis de sa "rencontre" avec un tueur en série trois mois plus tôt, il est revenu aux affaires pour préparer un important coup de filet, dont les retombées médiatiques intéressent sa hiérarchie et les politiques en place. Aucun droit à l'échec, donc...
Et puis, sur un plan plus intime, Sirsky doit gérer le départ de son épouse, qui a disparu sans laisser d'adresse, gérer la réaction de son fils adolescent à ce départ et concilier tout cela avec une nouvelle relation sentimentale de plus en plus sérieuse...
Bref, cette histoire de plombage n'a apparemment rien pour mettre le flic sur les dents (ah, ah, ah), mais, dès qu'il prend connaissance des faits et des lieux, une intuition commence à tarauder Sirsky : il flaire que, derrière cet incident peu ordinaire, se cache une affaire bien plus complexe.
Il va alors ouvrir une véritable enquête afin de retracer le parcours de cette tête et essayer de comprendre ce qui a pu pousser un homme à imaginer un tel plan pour dénoncer son propre assassinat (sans pour autant, notez-le bien, laisser d'autres indices pouvant aider à comprendre ce qui se passe...).
L'occasion pour Nico et ses hommes de pénétrer les coulisses, un tantinet morbide, de la faculté de médecine et de découvrir les mécanismes méconnus permettant de donner son corps afin, qu'une fois mort, je le précise à tout hasard, il puisse servir de terrain d'expérimentation à nos futurs docteurs, chirurgiens, dentistes, etc.
Mais, difficile aussi de remonter la piste depuis le corps jusqu'à l'être humain qu'il fut, car ces dons sont totalement anonymes et bien protégés. Mais, lorsque, enfin, ils vont réussir à mettre un nom sur cette tête, les policiers, mais aussi la famille du défunt, vont tomber des nues : Bruno Guedj était un pharmacien quadragénaire, apparemment sans histoire.
Alors, comment a-t-il pu finir ainsi ? A Sirsky et ses acolytes de reconstituer les derniers mois de la vie de cet homme qui ne leur a laissé que l'indice sans doute le plus étrange qu'il leur sera donner de voir au cours de leur carrière... Et ils ne sont pas au bout de leurs surprises, face à cette machiavélique vengeance post-mortem...
Je n'en dis pas plus, certains trouveront même peut-être que j'en ai déjà trop dit, mais ce polar est nettement découpé en deux parties : le début de cette enquête originale, avec toutes les interrogations liées à la découverte du mot, à la recherche de l'identité du mort et à la reconstitution de son passé récent. Un travail de fourmis admirablement décrit par Frédérique Molay, sans jamais nous ennuyer, alors qu'on pourrait craindre une minutie un poil rébarbative.
Et puis, une fois cette première étape achevée, la découverte d'un élément-charnière qui va mettre Sirsky et ses hommes sur la pistes d'une véritable affaire criminelle aux ramifications inattendues. A partir de là, on change de braquet : une course contre la montre est lancée et le rythme se densifie aussitôt jusqu'au dénouement. Attention, âmes sensibles, s'abstenir !
Certes, on pourra trouver le dénouement un peu en dessous de l'idée de départ de l'enquête. Mais, reconnaissons, et pour un polar, malgré tout, c'est une grosse qualité, qu'on ne voit rien venir à l'avance et qu'on est scotché par les raisons qui ont abouti à la mort de Bruno Guedj et par l'ampleur de ce qui se cache derrière cette histoire presque anecdotique à l'origine.
Moi, j'ai adhéré à cette histoire, même si je n'imaginais pas le dénouement forcément dans le domaine précis où il nous emmène au final. Et pourtant, il y a une logique assez fine dans l'enchaînement des faits et des découvertes. Une logique quasi biblique, comme le rappelle le titre du livre lui-même. Mais on pourrait y accoler une autre formule issu du Nouveau Testament, cette fois : "qui a vécu par l'épée, périra par l'épée"...
Mais surtout, j'ai lu avec "Dent pour dent" un polar tout à fait dans la tradition française du genre. On n'est pas dans le thriller anglo-saxon dopé à l'adrénaline qui fonce à toutes berzingues. On avance prudemment, avec méthode, avec des moyens modernes de recherche, c'est vrai, mais aussi avec ce flair, cette intuition et ce sens de l'intuition qui font les grands flics dans les polars français.
Et Sirsky, dès cette deuxième enquête, je trouve, est en chemin pour rejoindre le haut du panier de ses flics de roman (sous le regard bienveillant d'un Maigret, celui qui hante et hantera toujours le "36", et auquel Frédérique Molay rend hommage à plusieurs reprises).
Un rythme prudent, donc, qui va crescendo. On ne fonce pas tête baissée, on cherche d'abord à répondre à la question essentielle posée par la découverte du message dans la dent : canular ? Meurtre ? Ou autre chose encore ? Ensuite, lorsque les réponses auront été données et la piste indiquée par le message débusquée, alors, on pourra lâcher les chevaux.
Et j'aime ce côté réfléchi, qui laisse une part à l'humain dans l'enquête, à une époque où, si l'on en croit "les Experts", série(s) que je regarde par ailleurs avec plaisir, le tout-technologique prédomine.
Enfin, chapeau à Frédérique Molay pour sa précision chirurgicale (si j'ose dire !) dans les descriptions du travail quotidien des flics, dans la présentation des procédures. On est vraiment avec eux, à leurs côtés et on comprend tout ce qui fit le sel et, parfois, les difficultés du métier.
Idem, et c'est encore plus original et impressionnant, pour ce qui est de la faculté de médecine. On rentre là où tout se passe et l'on s'y croit. On découvre les coulisses, un peu macabres, de ces cours d'anatomie, de ces travaux pratiques, devrais-je dire, où l'on manipule de la chair véritable... Là encore, les procédures, le contexte est admirablement bien dessiné, tout comme les démarches à faire lorsque l'on souhaite donner son corps et ce qui se passe une fois ce don effectué. Sans voyeurisme, sans effets exagérés, on est juste dans une démarche didactique pour guider le lecteur et bien lui faire comprendre de quoi il est question.
Retenez ce nom : Frédérique Molay. Une plume encore naissante, puisqu'elle a publié 3 romans, dont deux dans la série Sirsky, mais une plume avec laquelle il faudra, je crois, compter à l'avenir dans le paysage du polar français.
Christophe
(http://appuyezsurlatouchelecture.blogspot.com/)
A lire : la chronique de Paco sur ce roman
l'entretien de Paco avec Frédérique Molay
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