05/12/2015
L'heure sans ombre, de Benoit Bouthillette
Une chronique de Richard
Ça n’arrive pas souvent. Et c’est cela qui rend la chose tout à fait exceptionnelle. Terminer un roman et se dire que nous sommes tombés sur un OLGI. Non, non, pas un OVNI, un OLGI, un objet littéraire génialement imaginé. « L’heure sans ombre » est de la qualité de ces romans.
« L’heure sans ombre » n'est pas seulement un polar ! Il est aussi histoire d’amour. Roman policier. Thriller obsédant, velouté et passionnant. Précis de lecture et guide touristique. Recueil de poésie et délire onirique. Parsemé de mots espagnols, anglais, écrit en français, parfois en québécois, ce roman est tout sauf un récit ordinaire. On en ressort ému, touché, même un peu ébranlé, et nous n’avons qu’un mot à la bouche : encore, encore s’il te plaît !
Benoit Bouthillette est le créateur de ce roman. Comment le définir ? En plus d’être un ami, il est aussi une personne sympathique … tellement bien, tellement gentil, presque à la limite du supportable. Littérairement, je le perçois comme un écrivain à multiples facettes: le style particulier à la Jaume Cabré, la sensibilité de Leonardo Padura, la magie d’un Gabriel Garcia Marquez, la truculence d’un Mario Vargas Llosa, le génie du langage d’Andrea Camilleri, l’humour d’un Donald Westlake, la poésie et le patriotisme de Félix Leclerc. Benoit Bouthillette est un extra-terrestre littéraire. Un Lagarde et Michard à lui tout seul !
Depuis « La trace de l’escargot », nous nous étions ennuyés de Benjamin Sioui, ce policier autochtone, chaman à ses heures et enquêteur dans l’âme. Personnage sympathique aux comportements complexes et à la répartie savoureuse, avec une propension toute naturelle au malheur, nous le retrouvons enfin, retiré à Cuba pour panser les plaies laissées par sa dernière enquête. Il attend, avec plus ou moins d’espoir, la venue de celle qu’il aime et à qui il a transmis un billet d’avion ouvert, pour venir le rejoindre.
Benjamin assiste à une séance de Santeria, religion pratiquée dans les Caraïbes. L’Orisha Yemayà, demi-déesse des océans, de la maternité et de la création de la vie, apparaît au chaman et lui demande d’élucider le mystère de la disparition de nombreux enfants de l’Île.
« Donde estan los ninos ? »
En collaboration avec son ami le major divisionnaire Juan Carlos Fuerte et surtout avec l’aide de la magnifique Maeva Corrales, prêtée par le sous-ministre Alguacil, Benjamin se lancera à la recherche de ces enfants disparus et de leurs kidnappeurs. L’enquête est difficile et complexe ; les questions nombreuses et les réponses rares ; pas de suspects, mais tous sont suspectés.
Puis, on découvre le corps d’un petit garçon, le frère d’Elvis, ce jeune adolescent qui s’est lié d’amitié avec Benjamin. Elvis est démoli, mais la tendresse de Benjamin le rassure. Puis quelque temps après, une jeune fille disparaît. Elle était l’amie de cœur d’Elvis. Pour Benjamin le chaman, voilà la raison pour laquelle la déesse a mis Elvis sur sa route.
Étape par étape, morceau par morceau, Benjamin frôle l’horreur du bout des doigts ! Mais heureusement pour lui, plus il se rapproche de l’innommable, plus son attirance et son amour grandissent pour la très belle Maeva. Son enquête nous transporte dans toutes les parties de l’île cubaine, dans les bars les plus sordides ou les plus chics, où la musique heavy metal semble discordante avec la perception que nous avons du socialisme à la Castro. Sioui nous guide dans les rues des petites villes cubaines et chacune de nos visites, loin d’être touristiques, nous fait découvrir un autre Cuba que celui des « tous compris » de Varadero.
Benoit Bouthillette prend le parti de commencer son roman dans une atmosphère bien particulière, des moments qui plongent le lecteur en plein cœur d’une cérémonie initiatique ; sûrement que l’on peut se sentir légèrement décontenancé par le dialogue onirique entre la déesse et Benjamin. Benoit Bouthillette table sur l’intelligence du lecteur pour le plonger dans la spiritualité caribéenne. Pour apprécier ces quelques dizaines de pages, on doit se laisser porter par la magie des mots de l’auteur. Graduellement, plus l’enquête avance, plus on ressent le confort de lecture s’installer. « L’heure sans ombre » se laisse apprivoiser graduellement, par petites touches de phrases successives !
La seule difficulté de ce roman se situe dans la confrontation entre notre culture et celle de l’auteur. Ce roman est un musée en soi, un précis exhaustif de notre culture contemporaine qui parfois, nous oblige à tenir son IPad pas trop loin, pour aller voir telle peinture, écouter tel morceau de musique ou lire un extrait d’un auteur moins connu. Finalement, on en ressort enrichi et surtout, ces incartades culturelles nous aident à garder le rythme lent de lecture, permettant de savourer toute la richesse de l’écriture de l’auteur.
Lecteurs de polars, « L’heure sans ombre » réunit deux éléments essentiels pour être étiqueté de grand roman : une excellente histoire et un style unique, une écriture magnifique. Au fil des 540 pages de ce récit, vous retrouverez à tout moment, une image qui vous touchera ou vous étonnera, une action qui fera avancer l’histoire et une émotion qui ne demandera qu’à être partagée. « L’heure sans ombre » est un roman qui transcende le genre. « L’heure sans ombre » est une preuve indéniable que le polar peut être de la grande littérature.
Il y a eu dix ans entre « La trace de l’escargot » et « L’heure sans ombre » ; espérons que la partie 2 de « La somme du cheval » se fera moins attendre.
Voici quelques extraits (j’aurais pu en mettre des centaines d’autres … j’en ai choisi certains pour les vibrations qu’ils m’ont données. Les autres, vous les découvrirez lors de votre lecture !)
« Ma chauffeuse se nomme Yolanda, elle a des jambes longues comme le solstice d’été et une jupe courte comme celui d’hiver. »
« … j’étais venu ici pour goûter au temps, voilà que je dois me replonger dans l’urgence … »
« Derrière le comptoir de l’accueil, il me semble voir le teint chocolat au lait de la jolie réceptionniste passer à celui du Quick aux fraises. »
« … l’échancrure de sa blouse laisse entrevoir un champ de taches de son où toutes les métaphores de la Terre ont dû un jour venir s’abreuver. »
« Je suis anxieux. Je connais cette fébrilité naissante, cette montée de l’angoisse en moi, la sensation de l’éruption imminente. Une part de moi, lointaine, vibrante, cherche à se ranimer. C’est le démon intérieur, c’est la force de frappe, le monstre qui cherche à revenir à la vie. C’est l’insatiable soif de justice cheminant aux côtés de sa sœur siamoise : la reconnaissance de son impuissance. »
Bonne lecture !
Richard ( Polar Noir et blanc)
L’heure sans ombre
La somme du cheval (partie 1)
Benoît Bouthillette
Éditions Druide
2015
542 pages
07:15 Publié dans 01. polars francophones | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : l'heure sans ombre, benoit bouthillette | Facebook | |