08/06/2022
Entretien avec Stéphane Lanos
Après avoir lu le 100 ème singe de Stéphane Lanos, Cassiopée a souhaité lui posé quelques questions.
- Pourquoi un professeur d’anglais (vous) se met-il à écrire un roman ? Est-ce que le virus de l’écriture était en vous depuis longtemps ?
- En tant que prof d’anglais, j’ai souvent mené des projets d’écriture avec mes élèves. Le résultat est souvent surprenant et original. Chaque fois j’y prends beaucoup de plaisir. Les élèves inventent dans un premier temps des personnages assez primaires et peu crédibles, un physique, deux ou trois qualités utiles à l’histoire, un ou deux défauts, fonctionnels en quelque sorte. Alors je les aide à leur trouver une histoire personnelle, de celle qui forge une personnalité, à leur donner une épaisseur, une intimité plus complexe. Les personnages naissent petit à petit sous leurs yeux, sous leur plume. Les élèves s’y attachent et les défendent, les rédactions s’allongent, sans que je leur ai rien demandé et les quelques lignes du début peuvent parfois devenir des pages. La relation qui s’établit entre celui qui invente et la personne qu’il a inventée est très riche. Je ne pense pas que l’écriture soit un virus, plutôt un jeu d’imagination, comme quand on est gosse, sauf que j’ai 53 ans et que mes histoires sont un peu moins naïves que celles de mes élèves.
- Le 100e singe met en scène de nombreux personnages, dans des lieux et des époques qui changent. Aviez-vous un plan sur papier pour ne pas vous perdre ? Pourquoi avoir choisi cette construction qui peut dérouter certains lecteurs ?
- Je n’ai pas eu un plan, j’en ai eu mille ! Bien sûr, dès le début j’avais une trame générale qui n’a pas vraiment changé, mais l’intrigue est devenue de plus en plus complexe au fur et à mesure que mes personnages se sont emparés de l’écriture, ont commencé à comploter, à exposer leurs faiblesses, leurs ambitions, à imposer leurs sentiments, parfois leur délicatesse. Mon histoire raconte une France qui bascule dans un régime autoritaire, ça ne se fait pas du jour au lendemain. C’est pour cela que chaque chapitre suit une chronologie, pour montrer le mécanisme qui entraîne jour après jour mes personnages dans la violence et la folie. La difficulté a été pour moi d’inscrire leurs petites histoires, faites d’hésitations, d’avancées et de reculades, dans la grande histoire, celle d’une nation qui se délite.
- Vous évoquez les risques d’un gouvernement extrémiste, aviez-vous l’impression de rédiger un texte politique ? Votre livre a été publié un peu avant les élections présidentielles, un signe ?
- J’ai des convictions politiques, toutefois je ne pense pas qu’elles méritent publication. C’est pour cela qu’il n’y a pas de narrateur omniscient dans Le 100e singe. Les évènements sont vus par le prisme de mes personnages uniquement. Je n’apparais pas directement, ou très peu. Cela me permet de varier les points de vue, d’éviter d’être manichéen ou d’imposer une lecture toute faite. La compréhension des évènements par les personnages et leurs réactions varient en fonction de leur milieu social, de leur âge, de leur histoire personnelle. Confrontés à une situation qui les contraint, ils doivent clarifier leurs positions, et c’est la difficulté qu’ils éprouvent dans cet exercice de clarification qui m’intéresse. Comment s’engage-t-on en politique comme dans la vie ? Est-ce toujours pour de bonnes raisons ? A quel point nos décisions s’avèrent-elles vertueuses ou, au contraire, déclenchent-elles des bordels sans nom ? Entre l’intention initiale et le résultat final, l’écart est parfois abyssal. C’est notre ambiguité que j’ai voulu saisir, la fragilité de nos points de vue. Quant à la date de parution, si elle a été aussi proche des élections, c’est que j’ai pris beaucoup de temps pour corriger le texte initial. Ceci dit, lorsque j’ai commencé à écrire en 2019, je n’aurais jamais imaginé que mon roman puisse à ce point-là ressembler à notre réalité. Certains lecteurs m’ont confié que Le 100e singe leur avait fait changer leur vote à la présidentielle… Je ne m’en tiens pas pour responsable.
- Que vous offre l’écriture ?
- On pourrait croire qu’écrire est un exercice solitaire. C’est à la fois vrai et faux. On ouvre une porte vers une réalité parallèle qui peut être riche de grands espaces, de rencontres de toutes sortes. Certains personnages apparaissent pour disparaître aussitôt. D’autres s’installent et viennent enrichir notre cercle de connaissances. Alors si l’écriture reste un exercice solitaire, ce n’est certainement pas un enfermement. Pendant le premier confinement par exemple, comme tout le monde, ma vie sociale s’est restreinte pour finalement se limiter à deux personnes, ma femme et mon fils de 9 ans à l’époque. Au même moment, un de mes personnages devait tuer quelqu’un pour respecter le scénario, mais son geste était incohérent et la scène peu crédible. Quelle était donc la blessure intime qui pouvait le pousser au crime ? Pendant plus d’une semaine, j’ai questionné mon personnage jusqu’à qu’il me dise enfin, presque timidement, ce qui dans son histoire personnelle l’avait fragilisé au point de basculer sans hésitation dans le meurtre. Écrire une fiction, c’est une expérience en schizophrénie.
- Avez-vous des rituels d’écriture ?
- Je marche. Les chapitres sont construits comme des scènes de cinéma, alors je fais les cents pas et je laisse chaque plan séquence apparaître devant mes yeux. Une fois que la scène est bien précisée et l’action bien définie, je me pose devant mon ordinateur et je décris ce que je vois, les décors, la luminosité, la qualité de l’air, les mouvements de chacun et leurs sentiments… J’écris comme ça vient. Je laisse reposer un temps, puis dans un deuxième temps je fais maigrir mon texte. Je supprime les adjectifs superflus, les répétitions, les lourdeurs de construction jusqu’à obtenir une description nette et séquencée de la scène, une description qui laisse l’imagination du lecteur s’exprimer pleinement afin qu’il soit plongé dans l’action au côté de mes personnages, comme dans un film.
- Pourquoi les éditions de la Lanterne (qui ne publient pas de roman d’ordinaire) ?
- Ce sont les éditions de la Lanterne qui ont choisi de me publier, pas l’inverse. Je leur en suis très reconnaissant. Le travail fourni par l’éditrice a été colossal et exigeant. Elle m’a demandé de retravailler la structure, la caractérisation, l’écriture… J’ai tenu compte de chacun de ses conseils et Le 100e singe est le fruit de cette collaboration. Je ne peux pas parler en leur nom, mais je pense que les éditions la Lanterne ne s’interdisent aucun genre en particulier. Elles publient des récits, du théâtre, de la poésie et des études sociologiques, maintenant des romans. Le 100e singe ne défend pas une pensée univoque. Il pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Ce questionnement ouvert sur la nature humaine, sur le sens de l’engagement et sur les surprenantes circonstances qui poussent une personne à embrasser une cause, à en aimer une autre, à lui devenir fidèle ou à la détester, correspond, je crois, à la ligne éditoriale que souhaitent développer les éditions de la Lanterne.
- Pouvez-vous donner une couleur, un lieu et un objet qui vous définissent ?
- Le rouge ou le noir, cela dépend des moments de ma journée. Le Londres des années punk, car c’est en arpentant ses rues dans les années 80 que je me suis forgé une personnalité. Et comme objet, une voiture ou une moto qui tombe tout le temps en panne, c’est mon quotidien.
- Avez-vous l’occasion de parler avec vos lecteurs ? Qu’est-ce qui est intéressant, au-delà de leur ressenti ?
- Parler avec les gens qui ont lu mon livre est toujours très enrichissant et jusqu’à présent cela a été des moments agréables. On parle des personnages ensemble, comme s’il s’agissait de vieilles connaissances. Les lecteurs expriment leur tendresse particulière pour untel, leur détestation pour un autre. Ils expliquent pourquoi et finissent par se raconter, me révélant parfois, à moi qui ne les connais pas très bien, des blessures intimes ou des souvenirs anciens. J’adore ces moments. Ils ont aimé, cela me rassure sur la qualité de mon travail et le bouche à oreille se met en place. Certains retours ont eu une importance particulière, car ils m’ont permis une diffusion plus large du livre. Les articles de presse, les interviews comme celle à laquelle je réponds en ce moment même, les blogs littéraires et les masses critiques, ont été de vrais coups de pouce pour augmenter le nombre de mes lecteurs en dehors des cercles lyonnais. Les libraires qui ont trouvé le temps de lire les 525 pages du 100e singe m’ont aussi aidé. Tous ont proposé de faire des séances de dédicaces, des lectures ou de participer à des débats.
- Avez-vous un autre roman en route ? De quoi parlera-t-il ?
- De nombreux lecteurs demandent une suite et ça me tente. Même monde, même régime, mais 15 ans plus tard. Certains des personnages du 100e singe tombent dans l’oubli, d’autres ont encore leur mot à dire, de nouveaux apparaissent au coeur de nouvelles intrigues, de nouveaux dilemmes. Cela me permettrait d’anticiper sur les crises à venir, les guerres qui s’installent à l’est de l’Europe, la crise énergétique et alimentaire, le réchauffement climatique, l’eau qui manque et les sécheresses qui s’étendent, la mondialisation qui se casse la gueule et les grands désordres. Tous ces terreaux sur lesquels naissent les comportements les plus courageux et les plus vils, toutes les contradictions, les cercles vertueux et les cercles vicieux.
20:27 Publié dans 07. Les plus récents entretiens avec des auteurs | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook | |