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28/01/2014

Terminus Belz, d’Emmanuel Grand

terminus_belz.jpgUne chronique de Jacques

Les iliens et la mort qui rôde...

 On reconnait un véritable auteur à la petite musique de ses mots, au rythme de ses phrases, à la mélodie obsessionnelle qui vous hante et vous poursuit pendant des heures ou des jours une fois le livre refermé. Parfois, il s’agit de toute autre chose : l’émergence d’un univers personnel unique, original, qui tranche sur la production littéraire habituelle.

Dans le genre  polar ou noir, le lecteur est plutôt en attente d’autres qualités : sens de l’intrigue, personnages forts, qualités narratives...  

Dans ce premier roman d’Emmanuel Grand, nous retrouvons les qualités attendues d’un polar, mais ce qui va rester dominant, une fois la lecture achevée, c’est l’originalité de son univers personnel, sa richesse thématique, et la petite musique de ses mots.

Un polar, donc. Car c’est vrai qu’il y a un crime abominable (un pêcheur de l’ile de Belz qui est retrouvé, la tête tranchée), avec une enquête policière à la clé. Mais un roman noir, également. Avec un mafieux qui pourchasse à travers la France de jeunes Ukrainiens qui ont eu le tort de ne pas se laisser dépouiller sans rien dire. Et aussi un livre qui lorgne discrètement vers le fantastique, sans jamais y tomber vraiment.

Marko, un des jeunes Ukrainiens pourchassés, est le personnage central. Dans sa fuite éperdue à travers une France dont il ne connait que la langue, apprise à l’université, il arrive à l’ouest extrême du pays, en Bretagne, et plus précisément dans l’île de Belz.

À Belz, la pêche est toujours au cœur de la vie économique, même si les pêcheurs en vivent de plus en plus mal, asphyxiés qu’ils sont par la concurrence, la raréfaction du poisson et le surcoût du gas-oil. Marko, qui est fugitif, immigré en situation irrégulière, parvient à trouver un travail grâce à une annonce. Un travail de marin pêcheur, lui qui n’a jamais pêché et qui a le mal de mer ! Seul un patron pêcheur original et solitaire peut se permettre d’embaucher un étranger au pays : Caradec est celui-là, seul capable de résister aux pressions de ses collègues qui ne comprennent pas son refus d’embaucher un gars du pays.

Comment un corps étranger va être assimilé – ou rejeté – par l’organisme vivant qu’est cette société close sur elle-même : c’est le premier thème du roman. Par sa seule présence, sa personnalité, son passé et ses angoisses, Marko va cristalliser curiosité, passions, amitiés, haines. Nous assisterons même à un amour naissant entre lui et Marianne, jeune institutrice de l’île. Pas de manichéisme de la part de l’auteur : l’équilibre qui s’établit entre les iliens et l’étranger est instable, précaire, soumis à des variations liées aux circonstances. L’assassinat de Pierrick Jurgand, petit patron pêcheur à deux doigts de la faillite et grande gueule devant l’éternel, qui s’était violemment opposé à la présence de Marko, va compliquer les choses pour le jeune homme, qui devient pour certains le premier suspect.

Dans le même temps, le danger extérieur commence à planer autour de l’île. Aidé par des informateurs remarquablement organisés, le tueur mafieux parvient à exécuter certains des amis de Marko qui s’étaient pourtant dispersés dans différentes régions, et il se rapproche de lui.

L’autre thème déployé, remarquablement articulé avec le premier, est lié aux légendes bretonnes puisées chez Anatole Le Braz, un auteur du 19e siècle qui a recueilli des contes populaires sur la Mort.

Une partie de la population de l’île est sensible à certaines légendes, tout particulièrement celle de l’Ankou : l’ange de la mort. Celui-ci serait-il le responsable de l’assassinat du patron pêcheur ? Certains semblent le penser, et Marko, qui va faire des rencontres étranges, commence à douter de ce qu’il voit et à se demander (tout comme le lecteur) si le crime n’est pas l’œuvre d’une créature démoniaque...  

 L’auteur joue avec habileté sur les deux tableaux. D’une part, le roman est solidement ancré dans notre époque, avec ses descriptions réalistes du fonctionnement de la microsociété de l’île et de la réalité mafieuse de certains pays de l’Est, et d’autre part le réalisme s’éloigne parfois quand il laisse la place dans une partie de la population aux croyances en des créatures fantastiques, aux sortilèges, au démon. Bien sûr, ces croyances sont aussi une part du réel et d’une certaine manière elles influent sur lui, comme nous le comprenons à la fin du livre. 

La tension est constante dans chacune des pages, et elle persiste jusqu’au dénouement de l’histoire, qui ne sera pas le fait des enquêteurs, ceux-ci restant toujours étrangers à l’enquête comme aux habitants de l’île. Les personnages secondaires ne sont pas que de simples silhouettes, ils sont au contraire remarquablement fouillés, chacun ayant son passé, un passé que l’auteur réussit à intégrer parfaitement avec l’histoire en cours. L’intrigue est habilement agencée, et de fausses pistes sont disposées de façon telle que j’ai été incapable de deviner la solution de l’énigme avant que l’auteur ne l’ait décidé. C’est toujours un petit plus dans la lecture d’un polar !

Ce premier roman puissant, complexe, riche et remarquablement construit, nous devons aux éditions Liana Levi de l’avoir repéré et édité : bravo à eux !

Et, naturellement, bravo, et merci à Emmanuel Grand, pour ce très beau travail d’écrivain !

 Jacques ( lectures et chroniques )

Terminus Belz
Emmanuel Grand
Éditions Liana Levi (9 janvier 2014)
368 pages ; 19 €