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18/04/2011

Morte la bête, de Lotte et Soeren Hammer

mortelabete.jpgUne chronique de Jacques

 

Les éditions Actes Sud et leur collection Actes noirs poursuivent avec Morte la bête, de Lotte et Soeren Hammer, la découverte des auteurs scandinaves entamée avec le succès foudroyant du Millenium de Stieg Larsson. Il s’agit ici du premier roman de deux auteurs danois, accessoirement frère et sœur, dont l’ambition (d’après la quatrième de couverture) est de créer une série autour d’un personnage récurrent, l’inspecteur Konrad Simonsen, selon un schéma devenu classique dans le polar international depuis de longues décennies. Ce schéma présente plusieurs avantages pour les auteurs. Pour chaque nouveau roman à venir, un certain nombre de personnages sont déjà créés, avec leurs habitudes, leurs tics, leurs méthodes policières, leur vie amoureuse ou familiale et il ne reste plus à l’écrivain qu’à laisser le héros vivre sa vie comme bon lui semble, dans des rails déjà tout tracés par la nouvelle intrigue. De plus l’auteur peut espérer que les lecteurs vont s’attacher à leur inspecteur ou commissaire préféré, qu’ils retrouvent au fil de chaque nouveau roman comme un vieil ami que l’on revoit épisodiquement, vieillissant en même temps que nous (en général plus que nous : il a pris un sacré coup de vieux, depuis l’année dernière), un ami dont les traits de caractère, largement accentuées avec l’âge jusqu’à en devenir caricaturaux, nous émeuvent et nous rassurent par leur intangibilité, seuls points fixes dans ce monde mouvant qui nous fuit peu à peu. Au fil des mois qui passent, Erlandur, Adamsberg, Wallander, Bosch et quelques autres, sont toujours là pour nous délivrer leur petite musique intime, leurs chagrins et leurs joies, leurs réussites et leurs échecs.

L’inconvénient du procédé est évident : il faut que les personnages soient bien campés, originaux et suffisamment attachants pour que l’on ait du plaisir à les retrouver. Parfois ça marche, d’autres fois non. Forts de ce constat, pouvons nous envisager que l’inspecteur Konrad Simonsen fasse partie, lui aussi, de notre panthéon de policiers préférés ? Avant de vous donner ma réponse a cette angoissante question, quelques mots sur l’intrigue et les thèmes abordés par ce roman.

Cinq assassinats horribles, cinq corps d’hommes mutilés et pendus dans un gymnase scolaire. Nous apprenons rapidement que les victimes sont des pédophiles et qu’il y a plusieurs meurtriers, ayant eux-mêmes subi des sévices sexuels dans leur enfance. Mais les auteurs ont l’intelligence de ne pas se contenter de cette seule enquête policière, qui aurait été plutôt classique. Le roman repose tout entier sur quatre piliers : policiers/meurtriers/médias/opinion publique, avec pour chacun des trois premiers protagonistes, des tentatives de manipulations permanentes destinées à atteindre leurs objectifs. Les auteurs des meurtres veulent en effet susciter un mouvement de fond dans l’opinion publique qui devrait aboutir — via les médias qu’ils vont tenter de manipuler — à rendre les peines plus lourdes pour les auteurs de sévices sexuels contre les enfants. Leur but n’est pas la vengeance mais le désir de changer la société danoise, et ils pensent y parvenir par une organisation collective méticuleuse ainsi qu’une manipulation systématique de l’opinion. « J’ai connu un homme intelligent, qui […] m’a demandé si je pensais que le monde pouvait être changé par une poignée de personnes se battant contre l’ordre établi. Et il m’a lui-même donné la réponse, une réponse aussi simple que vraie : le monde a toujours été changé de cette façon », explique un des assassins à ses amis. L’horreur des meurtres commis, leur côté spectaculaire, est selon eux dérisoire si on les mets en regard des souffrances des jeunes victimes ainsi que des châtiments trop légers infligés aux rares coupables retrouvés.

Les policiers de leur côté, face à un mouvement de fond de l’opinion publique qui donne raison aux meurtriers des pédophiles, se retrouvent isolés. Les témoins potentiels se défilent, de nouvelles agressions et de nouveaux meurtres sont commis par des anonymes contre des délinquants sexuels, dénoncés par ceux-là même que les policiers recherchent. Les médias s’engouffrent dans une affaire commercialement juteuse qui leur permet de multiplier les ventes et ils se laissent manipuler sans trop d’esprit critique. Le débat est alors lancé dans la société danoise sur la légitimité de « l’auto-justice » face à un laxisme supposé des élites en place. Il ne reste plus à l’inspecteur Konrad Simonsen, qu’à trouver une parade pour coincer les coupables et faire retomber le soufflé médiatique.

Les auteurs ont choisi de ne pas centrer leur récit autour du seul Simonsen. C’est le travail de toute l’équipe qui est méticuleusement décrit, et les progrès ou les difficultés rencontrées par les enquêteurs sont vus par les yeux de chacun d’entre eux, aucun n’étant privilégié par rapport aux autres. Il en est de même pour les meurtriers et pour les journalistes. Une rotation rapide dans la narration permet de voir les événements successifs à travers les prismes de tous les personnages, y compris les plus secondaires. Ce procédé présente l’inconvénient de créer une certaine superficialité dans la description de certains d’entre eux, surtout les plus importants. Pour reprendre ce que je disais plus haut, il sera plus difficile pour le lecteur de s’attacher à Konrad Simonsen, sur lequel on connaît peu de choses à la fin du roman, qu’à Wallander ou Bosch. Mais l’avantage de ce choix devient évident si on considère la vivacité du récit, qui gagne assez rapidement en intensité, évident aussi pour la compréhension globale des problèmes du Danemark contemporain, que le lecteur peut ainsi décrypter à travers les personnages successifs représentant les différentes facettes de cette société.

De plus, comme dans les romans d’Indridason et de Mankell, l’enquête est menée avec méticulosité, le lecteur en suit chacun des méandres, des hésitations, des avancées. Il n’y a aucun défaut dans la construction de la partie strictement policière du roman, pourtant assez complexe. L’histoire, après avoir mis un peu de temps à démarrer, connaît au bout d’une centaine de pages une accélération de bon aloi, et la fin, haletante, maintient le lecteur sous tension.

Pour un premier roman, la réussite est donc là, incontestable. Une bonne maîtrise de la narration, une histoire qui se tient, des personnages qui, malgré l’inconvénient que je signalais plus haut, sont bien décrits, et dont certains, campés plus fortement que d’autres, vont rester dans la mémoire du lecteur. Ainsi en est-il de Per Clausen, statisticien génial devenu concierge de l’école dans laquelle les corps ont été retrouvés, ou d’Anni Staal, journaliste au Dagbladet, adversaire de Simonsen dans cette histoire, une femme coriace, dont les dents rayent le parquet.

En conclusion, si vous voulez compléter votre connaissance du polar scandinave, n’hésitez pas à vous lancer dans la lecture de Morte la bête. Mais si vous voulez tout simplement passer un moment agréable en lisant un bon polar, bien ficelé et original, vous ne serez pas déçu. Le deuxième livre de la série devrait être attendu par pas mal de lecteurs. Nous verrons alors si l’inspecteur Simonson aura une chance de se retrouver un jour dans la liste déjà longue de nos flics préférés.

Présentation de l'éditeur

Un lundi matin, deux enfants découvrent cinq corps dans le gymnase d’une école communale de Copenhague. Ils ont été pendus au plafond avec une précision géométrique terrifiante et mutilés à la tronçonneuse. Il s’agit d’une exécution. L’inspecteur en chef de la Criminelle, Konrad Simonsen, se voit forcé d’interrompre ses vacances avec sa fille pour prendre la direction de l’enquête, pour laquelle on lui promet des moyens illimités. Per Clausen, le concierge de l’école, alcoolique invétéré qui, au cours de son interrogatoire, tient des propos contradictoires et provocateurs, devient le suspect numéro un. Rapidement, la police découvre que les cinq exécutés étaient des pédophiles. Or, au même moment, Erik Moerk, riche entrepreneur victime de pédophilie dans sa jeunesse, lance une vaste campagne anti-pédophile sur Internet, visant à dénoncer le laxisme de la justice danoise. Cette campagne est bientôt relayée par la presse, et l’opinion publique s’empare du débat, menaçant de parasiter dangereusement l’enquête. Per Clausen, quant à lui, échappe à la surveillance de la police et met fin à ses jours, supprimant ainsi la seule opportunité pour les enquêteurs d’approfondir leurs investigations. Simonsen, qui a appris à se méfier des coïncidences, pressent alors qu’il doit exister un lien entre l’initiative de Moerk, la mort de Clausen et les exécutions des pédophiles. Mais si tel est bien le cas, il a affaire à un plan de grande ampleur dont il ne connaît encore ni les tenants, ni les aboutissants… Dans ce premier roman complexe et foisonnant (à l’origine, le manuscrit comptait plus de mille pages), Lotte et Soren Hammer construisent une intrigue millimétrée et palpitante autour de la pédophilie. Dressant le portrait d’une opinion qui prend fait et cause pour les meurtriers, ils renvoient le lecteur à ses propres certitudes éthiques.

 

  • 397 pages
    Actes Sud (5 mars 2011)
    Collection : Actes noirs
    Prix : 23 €

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