11/03/2013
« Il », de Derek Van Arman
Une chronique de Christophe.
Sentinelles aux portes de l'Enfer...
1992. C’est l’année de parution du livre dont nous allons parler aujourd’hui. Et pourtant, nous ne pouvons le lire que depuis moins d’un mois, en France. La faute au FBI, qui a pourri la vie de l’auteur de ce thriller pendant des années... parce que le livre a été considéré comme trop réaliste, trop bien informé sur les méthodes d’investigation du Bureau... Des poursuites judiciaires pour essayer de débusquer d’éventuelles sources, des taupes, disons-le, qui ont empêché ce roman, « Il », signé Derek Van Arman (un pseudonyme...), de paraître de ce côté-ci de l’Atlantique avant ce début d’année 2013. Bravo à Sonatine, encore une fois, qui a su sauter sur l’occasion et nous proposer ce thriller qui allie habilement action et psychologie. Après lecture, et en tenant compte du décalage de 20 ans entre l’écriture et la publication, je peux imaginer le choc que fut ce livre pour ses premiers lecteurs.
Avril 1989, à Bethesda, dans le Maryland, près de Washington, une mère de famille et ses deux filles sont assassinées chez elles. Ni trace d’effraction sur place, aucun indice retrouvé, le tueur est un véritable fantôme... Mais, si le corps de la mère, retrouvé dans la salle de bains, n’a rien d’intriguant, les corps des fillettes ont été mis en scène d’une manière qui ne peut qu’attirer l’attention des enquêteurs.
D’ailleurs, lorsque le triple meurtre est signalé, son contexte étrange attire l’attention du ViCAT, le service du FBI en charge d’enquêter sur les crimes violents. Un service dont l’une des principales tâches et de poursuivre sans relâche les tueurs en série, si nombreux, hélas, aux Etats-Unis et, dans les délais les plus rapides, les mettre hors d’état de nuire.
A l’époque où se déroule ce roman, donc à la fin des années 80, ce sont plusieurs dizaines de tueurs en série qui sont considérés comme actifs sur le territoire américain. Lorsqu’un crime un peu... particulier est signalé ou lorsqu’il correspond à un mode opératoire déjà répertorié, alors, le ViCAT peut se saisir du dossier et faire passer l’enquête au niveau fédéral, donc au-dessus des juridictions ordinaires des États. Ceci permet aux agents du FBI, rappelons-le, d’intervenir sur la totalité du territoire américain, car, curieusement, un tueur en série ne reste pas toujours dans le même État pour commettre ses forfaits...
Le triple meurtre de Bethesda est donc arrivé sur les terminaux du ViCAT et, en particulier, sur le bureau d’un vieux de la vieille du service. Bientôt la soixantaine, plus de 30 ans d’expérience à la poursuite des pires criminels américains. Jack Scott connaît son métier sur le bout des doigts et son intuition le trompe très rarement. Immédiatement, et même si les recherches concernant le mode opératoire n’ont rien donné, Scott a la certitude que le meurtre de Diana Clayton et de ses filles est l’acte d’un tueur en série... Peut-être le début d’une série, même.
Plus alarmant encore, en croisant les données dont le ViCAT dispose, suite aux premiers rapports des policiers venus sur la scène de crime, la logique voudrait que le tueur soit, si ce n’est un flic, au moins quelqu’un qui travaille aux côtés des forces de l’ordre. La connaissance des procédures dont semble avoir fait preuve l’assassin au point de ne laisser aucune trace derrière lui est évidemment l'élément qui peut donner corps à cette inquiétante hypothèse.
Voilà une raison suffisante pour que Scott laisse le dossier Clayton sur le haut de la pile des dossiers qui s'entassent, au propre comme au figuré, sur son bureau. Si un flic peut tuer de cette façon, il y a urgence et cette affaire doit devenir prioritaire, au risque que de nouvelles victimes ne soient découvertes dans les jours suivants.
Mais, un évènement curieux va venir changer les données de cette affaire. Un évènement qui, pourtant, n'a a priori aucun lien mais qui va titiller l'esprit sempiternellement en action de Scott. Près de la maison des Clayton, dans le même quartier de Bethesda, un enfant et son chien ont mis au jour un corps enterré dans un terrain vague, derrière un bowling fermé depuis longtemps. Le corps, sans doute celui d'une enfant, inspecté brièvement pas un légiste, n'indique rien de particulier. En fait, certains indices retrouvés sur le squelette laissent penser que ce corps est enterré là depuis la Guerre de Sécession.
L'examen à la morgue est donc sommaire, mais plus par manque de temps que par négligence, un corps vieux de près de 130 ans n'est pas vraiment LA priorité du moment. Et pourtant, un homme a du mal à croire à cette thèse. Il a été le premier flic sur les lieux et certains autres indices, qu'il a choisi de garder pour lui, le font douter de l'hypothèse d'un corps enterré là au XIXe siècle.
Ce flic s'appelle Frank Rivers et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il a une réputation de franc-tireur. Étonnant personnage que ce Rivers, capable de se consacrer 24 heures sur 24 à sa tâche de policier, quitte à écouter en permanence, même chez lui, les communications de ses collègues pour pouvoir intervenir lui-même au plus vite, y compris en dehors de ses heures de service, et, dans le même temps, capable de s'asseoir gentiment sur toute forme de procédure, de jouer les cow-boys, d'ignorer sa hiérarchie, bref, de n'en faire qu'à sa tête...
On a donc un flic ingérable qui s'occupe d'une affaire qui n'en est pas une et qui aimerait bien en savoir plus sur ce corps dont on lui dit qu'il est là depuis des décennies... Et on a un vieux renard du FBI qui enquête sur une affaire sans rapport mais qui tique en découvrant cette affaire qui n'en est pas une, pour le moment... Un duo de flics hors normes, qui ne se connaissent pas (encore), dont on se demande s'ils sont faits pour se rencontrer ou s'affronter...
En attendant que cette question soit levée, Scott va demander à Rivers de bosser avec lui. Mais attention, aux conditions de l'agent du FBI, lui-même prompt à prendre des raccourcis procéduriers quand ça l'arrange. Il faudra que Rivers se plie aux consignes, cesse de se la jouer seul et bosse en équipe. Rivers n'hésite pas longtemps. Traquer des tueurs, il se sent fait pour ça et ce qu'on lui propose, c'est de jouer dans la cour des grands ; ce qui vaut bien quelques efforts...
Mais, si Scott a souhaité s'adjoindre les services de Frank Rivers, ce n'est pas seulement parce qu'il voit en lui un flic aux compétences réelles (d'aucuns pourraient dire qu'il voit en lui un héritier...). Non, Scott a une autre raison : son intuition lui souffle que l'affaire du corps retrouvé dans le terrain vague et l'affaire Clayton pourraient être liées. Pire encore : que la mort des Clayton serait un message qui lui serait destiné directement... Et s'il connaissait personnellement l'assassin ?
Commence alors une série d'enquêtes, oui, une série, parce que Scott et son équipe ont du pain sur la planche, on demande leur expertise à travers le pays, par exemple, en Floride où une petite fille a disparu dans ce qui ressemble fort à un enlèvement. Il faut aussi s'occuper des familles éplorées, leur annoncer des drames effroyables, continuer à collecter des indices, à chercher des pistes potentielles... Et même à protéger Elmer, le gamin qui a découvert le corps dans le terrain vague, sa mère et son chien, Tripode...
Pas vraiment le temps de souffler, donc. Et pour cause, l'intrigue de "Il" s'étend sur seulement 4 jours (pour 760 pages, précisons-le), on ne dételle jamais, enfin, les personnages, surtout, mais ce rythme soutenu et presque perpétuel embarque le lecteur dans une furieuse poursuite, sans concession, comme si face à des adversaires aussi impitoyables, la fin justifiait les moyens... Scott et Rivers, en s'affranchissant d'une certaine morale, de l'éthique de leur métier, parfois, remplissent leur mission avec une efficacité redoutable sans passer pour des héros lisses et forcément "gentils".
Je n'entre pas plus dans les détails de l'enquête, je vous la laisse découvrir, mais aussi parce que j'ai envie de vous parler du fond de ce roman, de la manière dont il aborde de front la question des serials killers. À la fois, parce qu'en 1992, le sujet n'était pas aussi rebattu qu'aujourd'hui, ensuite, parce qu'il y a une réelle volonté de réalisme, loin de bien des fictions voisines, y compris, d'ailleurs, un classique du genre comme "le silence des agneaux", de Thomas Harris, sorti à la même époque à peu de chose près.
Avec "Il", on n’est pas dans le côté "spectaculaire" du tueur en série (je mets des guillemets, pour éviter d'être mal compris), pas de descriptions détaillées et sanguinolentes des scènes de crime, pas de modes opératoires expliqués avec un luxe de détails sordides, non, recours à l'ellipse, explications minimalistes. Au début du roman, on se demande même ce qui s'est vraiment passé chez les Clayton quand on voit le tueur quitter la maison... Très étonnant. Mais ça s'explique facilement, la preuve.
Derek Van Arman a décidé de ne pas nous présenter le serial killer sous un angle irrationnel, l'incarnation d'un mal absolu, d'une folie meurtrière, folie à prendre au sens littérale. Bref, un serial killer est souvent dépeint comme un être extraordinaire, au sens premier du mot, qui en devient le négatif parfait d'un héros, sa parfaite symétrie. Pas dans "Il".
Je cite la première intervention de Jack Scott dans le roman, phrase placée en quatrième de couverture, d'ailleurs : "La plupart des tueurs en série n’ont rien à voir avec les mythes qu'ils ont engendrés. Ils ne vivent pas isolés, au milieu des bois ou au fin fond d’un asile. Ce sont vos propres voisins. Comme Bundy, Statler, Gacey, Williams, Merrin et des centaines d’autres sur cette liste, ce sont des individus que vous croisez aux réunions de parents d’élèves ou aux matchs de base-ball de Little League, ils prennent le bus avec vous, leurs enfants jouent avec les vôtres, et ils récitent peut-être même le Notre Père avec vous, lors de vos réunions de famille."
Oui, ils nous ressemblent, se fondent dans le paysage et, lorsqu'on les démasque, tous ceux qui les connaissaient en sont sidérés (à lire, par exemple, "un tueur si proche", d'Ann Rule, qui a côtoyé Ted Bundy pendant longtemps sans se douter de rien et a refait l'enquête pour se persuader que c'était bien le monstre qu'on disait qu'il était). Mais alors, s'ils sont à ce point des Messieurs Tout-le-Monde, qu'est-ce qui peut en faire des tueurs capables des pires ignominies à répétition ?
L'absence d'émotions. Ces êtres humains parfaitement normaux ne sont pas capables de ressentir les émotions, positives comme négatives. Ils sont... vides. Mais pas malades, sur le plan psychique. Ils savent parfaitement qu'ils infligent de la souffrance à leurs victimes, mais n'en ressentent aucun remords... Ils n'ont rien de la flamboyance d'un Hannibal Lecter, par exemple, ce sont bien souvent des pauvres types, sans envergure, ni courage mais rusés et efficaces, pour le plus grand malheur de ceux qu'ils prennent comme cibles. Au ViCAT, on les appelle "les désaffectés".
En cela, "Il", par son antériorité et par l'originalité de son point de vue, sort de l'ordinaire. Mais, pour moi, la force de ce thriller réside dans le prolongement de ce postulat que fait Derek Van Arman. Car, je l'ai déjà évoqué plus haut, pour lutter contre ces tueurs pas ordinaires, on a des flics pas ordinaires. Pas de vie, une obsession permanente du job et une mémoire, une mémoire qui nécessite de se construire une sacrée carapace... Les horreurs vues, les affaires ratées, les tueurs qui vous narguent jusque dans la salle d'exécution, les familles éperdues de douleur...
Scott se souvient de ses débuts, du jeune agent qu'il était. A plus de 30 ans d'intervalle, on peut mesurer comme il a changé, comme il a été forcé de changer. Pour survivre, certainement, pour que la pression ne le fasse pas exploser. Mais aussi, pour exercer son métier. Scott est sur le fil du rasoir. On le voit sur la scène de crime essayant de "devenir" le tueur, de ressentir les choses comme il les a ressenties, jusqu'aux moments les plus troublants, les plus effrayants, les plus abjects...
Oui, le boulot de Scott, c'est de devenir les tueurs qu'il poursuit, pour quelques minutes seulement, mais quel effort mental, quelle fatigue nerveuse cela doit représenter ! Bien sûr, il ne passe pas à l'acte, il est différent d'eux, mais il est en proche, tout proche, marchand comme un funambule sur son fil. Oh, je ne pense pas qu'il pourrait à son tour devenir un tueur en série, non, on ne perd pas les émotions acquises ni la capacité à les ressentir.
En revanche, il pourrait basculer du côté de l'ordre vers celui du chaos. Les méthodes de ce bonhomme débonnaire, largement quinquagénaire et qui ne paye pas de mine font par moment froid dans le dos. C'est un combat sans merci qu'il livre, alors tous les coups sont permis ou presque. Scott ne se préoccupe pas tant de justice que de mettre un terme aux séries des tueurs qu'il pourchasse. Mettre hors d'état de nuire, et tant pis si ça froisse quelques susceptibilités ou quelques défenseurs des droits et de la morale. Scott n'est pas un flic propre sur lui et politiquement correct. Il mouille le maillot, si je puis dire, va au charbon et se salit les mains si besoin.
Le titre de ce billet est extrait d'un texte écrit par le mentor de Scott, Nicholas Dobbs. Il dirigeait le ViCAT, ou en tout cas le service devenu le ViCAT, quand Scott y est entré. Un flic des plus compétents, un modèle pour Scott. De ce qu'il faut et ne faut pas faire. Cette devise, affichée au-dessus d'une porte dans les locaux du service, pour que toute personne qui y travaille la voie, la voici :
"Nous sommes la dernière ligne de défense,
Nous sommes l'ultime détachement,
Sentinelles aux portes de l'Enfer,
Sans droit à la moindre défaillance."
Sans droit à la moindre défaillance... Des sentinelles qui protègent sans doute le monde de ce qui pourrait franchir la porte de l'Enfer... Et le risque, c'est qu'en échouant, ils laissent l'Enfer se déchaîner à l'extérieur, ou qu'en craquant, ce ne soit eux-mêmes qui passent la porte de l'Enfer... dans le mauvais sens, bien sûr. Voilà ce qui résume parfaitement Scott, rongé par toutes les enquêtes qui sont passées entre ses mains depuis la fin des années 50...
Et, d'une certaine façon, c'est pourquoi il se reconnaît dans Rivers. Lui aussi est un flic borderline. Pas pour les mêmes raisons, puisque sa carrière de flic vivote, son caractère difficile l'ayant privé d'un avancement en rapport avec ses véritables qualités d'enquêteur. Mais, avec son intuition aiguisée, Scott ressent que Rivers cache sous son personnage bourru et ingérable, des secrets, des douleurs intenses qui le minent et qui ressemblent fort à ce qui le ronge lui-même.
En lui proposant un moyen d'expier en soignant son mal par le mal, comprenez en le mettant en contact avec des êtres pires que lui, qui a des remords, alors, Scott lui offre une voie que personne jusque-là n'avait su lui proposer. C'est son passé, ses cicatrices, physiques et morales, qui lui donnent les qualités mentales pour affronter les tueurs que le ViCAT recherche. Sans oublier le fait que Rivers, sans le savoir, a sans doute côtoyé de près un désaffecté...
A la fois roman d'action et thriller psychologique, "Il " est un roman d'une grande puissance. A toujours replacer dans son contexte, j'insiste, car, si on oublie qu'il a été publié il y a 20 ans, on risque de sortir de sa lecture en se demandant pourquoi on fait un tel foin autour d'un livre qui a des airs de déjà-vu. Mais Derek Van Arman était un précurseur, un avant-gardiste, à sa manière, et, comme souvent, on lui a fait payer cela, en l'envoyant devant la justice...
Aujourd'hui, après avoir vu "Les Experts" ou "Esprits Criminels", on a l'impression d'en savoir tout autant, et à une échelle bien supérieure, qu'en lisant ce roman. La puissance télévisuelle a exploité le filon de ces enquêtes complexes qui mêlent intuitions, connaissances psychologiques, techniques médico-légales et scientifiques, j'en passe et des meilleures. Mais, rappelons-nous que "Il" était là plus de 10 ans avant !
On peut même ajouter "Dexter" à cette liste (non exhaustive) de séries qui a pu, consciemment ou par hasard, s'inspirer de ce roman. Pas dans sa totalité, mais dans le dilemme de ce héros qui doit gérer son absence d'émotions au quotidien. Dexter s'interroge sur la morale, c'est là où la série diffère d' "Il" où aucun des tueurs, ni même des personnages les moins sympathiques, et il y en a quelques-uns, rencontrés par nos enquêteurs ne se pose ces questions existentielles...
Et, pour finir, je crois que je pourrais encore écrire longtemps sur ce roman, en fait, j'ai apprécié cette diversité des cas de tueurs, ou de désaffectés, disons plus largement, que nous présente Van Arman. Leurs motivations ou mobiles sont tous très différents, ils ne sont pas interchangeables et chacun occupe un rôle précis dans la mécanique élaborée par l'auteur. La construction de cette histoire est aussi un modèle du genre, malgré la longueur du livre, toujours véritable point d'interrogation quand on entame un thriller : sera-t-on accroché du début à la fin ? Eh bien oui, et la multiplication des fronts, si j'ose dire, n'y est pas pour rien.
Allez, j'en reste là, vous aurez compris que j'ai marché à fond dans cette lecture et que je la recommande aux amateurs du genre. Dommage que les déboires de Derek Van Arman l'aient empêché, à ce qu'il dit, de poursuivre l'expérience littéraire, on avait là une star mondiale potentielle du genre. Espérons qu'il changera d'avis. Peut-être, ça ne m'étonnerait qu'à moitié, a-t-il publié d'autres romans sous d'autres identités... En attendant, profitons de cette sortie, même tardive, et ne boudons pas notre plaisir.
Et, en guise de mot de la fin, une interview de Derek Van Arman.
Christophe
(http://appuyezsurlatouchelecture.blogspot.com/)
"Il", de DerekVan Arman
Sonatine (février 2013)
767 pages; 22 €
09:10 Publié dans 02. polars anglo-saxons | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook | |
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