09/10/2013
Le diable s'habille en Voltaire, de Frédéric Lenormand
Une chronique de Christophe.
Voltaire court le jupon !!
Si je vous dis Voltaire, vous me répondrez sans doute philosophie, Lumières, Ferney-Voltaire, pour ceux qui ont traversé le département de l'Ain (et même pas pour aller en Suisse y déposer des mallettes, si ça se trouve)... Vous me citerez aussi "Candide" ou "Zadig", en précisant que c'est bien un conte philosophique et pas juste une marque de pull-overs... Mais, auriez-vous imaginer que Voltaire puisse un jour devenir un enquêteur chevronné, capable de démêler les écheveaux les plus emberlificotés afin de démaquer des criminels qu'une police aussi incapable qu'elle est omniprésente peine à mettre hors d'état de nuire ? Pas sûr... A moins que vous ne soyez déjà lecteurs de la série de Frédéric Lenormand, "Voltaire mène l'enquête", dont voici le troisième volet : "le Diable s'habille en Voltaire" (qui sort en ce moment en grand format chez Lattès). Avec un tel titre, nul doute qu'il devrait vite être en vogue chez les libraires...
C'est la panique au séminaire parisien Saint-Nicolas. Un corps est tombé sur le clavier du grand orgue de l'église attenante, déclenchant un vacarme de tous les dia... euh, enfin, un boucan d'enf... Non plus... Un énorme bruit qui a tiré de sa prière le père Pollet, vicaire des lieux et confesseur d'un certain nombre des grands hommes du Royaume... Lui qui n'aspire qu'au calme et à la méditation, le voilà avec un de ses prêtres mort, manifestement assassiné, sur les bras et une multitude de questions sans réponses...
Mais, l'affolement va encore monter d'un cran quand le père Pollet va aller dans la chambre du père Lestards, la victime, histoire de regarder si l'on n'y trouverait pas une piste à suivre quant à la raison qui a poussé quelqu'un à poignarder dans le dos un prêtre sans histoire... Car, la cellule a été retournée de fond en comble, il y règne un désordre indescriptible ainsi qu'une étrange odeur, comme... du soufre, oui, c'est ça, du soufre... Dernier détail inquiétant, des traces de pas, enfin, plutôt des empreintes... Comme celles qu'aurait laissé, disons, une chèvre... Ou un bouc, oui, un bouc...
Il n'en faut pas plus pour que la rumeur commence à se répandre dans le séminaire : c'est le Diable en personne qui a tué le père Lestards !! Le père Pollet ne s'est pas vraiment fait de religion sur le sujet, une seule chose le préoccupe : que la rumeur ne sorte des murs du séminaire, ce qui serait plus catastrophique encore que les faits dramatiques qui viennent de se dérouler. Mais, comme on ne peut laisser un tel crime impuni, il faudrait trouver quelqu'un qui ne soit pas de la police et qui ne risque pas d'aller moucharder auprès d'elle pour identifier l'assassin, homme ou démon...
La réponse s'impose alors à lui, tel une révélation divine, ou tout le contraire, grâce au livre qui se trouve ouvert et renversé à côté du corps du malheureux prêtre, les "Lettres philosophiques d'Angleterre", texte pourtant interdit et anonyme, mais qui circule, que le séminaire possède pour mieux connaître son ennemi et dont tout le monde sait qu'il a été écrit par Voltaire... Voilà l'enquêteur idéal, car qui d'autre qu'un être diabolique pour traquer le Diable ?
Au même moment, et alors qu'on est encore en hiver, le téméraire, mais pas trop, Voltaire, a décidé de prendre un bain... Pratique peu en vogue dans ces années 1730, il convient d'en faire usage avec la plus grande parcimonie, car elle a réputation de gâter la santé, et rarement lorsqu'il fait encore si froid. Encore une originalité de la part du plus grand philosophe de son temps (pourquoi en douter, c'est lui-même qui l'affirme ?), pourraient dire ses innombrables détracteurs...
Mais, ô surprise écoeurante, alors qu'il barbote et se décrasse, Voltaire découvre au fond de la baignoire quelque chose qui n'aurait pas dû s'y trouver : un orteil, manifestement féminin, si l'on en croit le vernis qui décore l'ongle... Décidément, il ne fait pas bon prendre des bains en hiver, voilà qu'on vous refile une eau polluée, et en plus par des morceaux humains !
Tout cela n'est que le début d'un certain nombre de manifestations étranges qui vont être repérées dans Paris presque simultanément. Voltaire lui-même, accompagné de la toujours charmante, toujours brillante et toujours dépensière Marquise du Châtelet, sera témoin d'un de ces phénomènes, en l'occurrence, un carrosse tout de noir drapé, prenant ainsi des allures de corbillard, lancé à tombeau ouvert dans les rues étroites de la capitale, si ouvert, le tombeau, qu'il semble qu'en dépasse même un bras humain...
Enfin, dernier élément très inquiétant lorsqu'on le place à côté des autres, lorsque le philosophe, pomponné de frais et le ventre plein après s'être invité gracieusement à la table des séminaristes, officiellement et clandestinement désigné comme celui qui peut éviter le scandale par le père Pollet (contre la promesse cléricale de voir enfin ses "Lettres philosophiques" ne plus être mise à l'index), entame son enquête, il découvre de nouveaux faits pour le moins inquiétants...
La dernière personne à avoir reçu les derniers sacrements des mains du père Lestards est une marchande de jupes qui a trépassé peu après à l'Hôtel-Dieu. Mais, Voltaire et Mme du Châtelet, en interrogeant sa servante, apprennent de celle-ci que la morte a été vue ensuite quittant les lieux à toutes jambes... En voilà beaucoup pour un être aussi éclairé par la Raison que Voltaire ! Mais que se passe-t-il donc dans Paris pour que le Diable tue des prêtres, que des femmes de l'aristocratie égarent leurs orteils dans des baignoires, que des corbillards manquent écraser d'honnêtes philosophes et que des morts se relèvent ?
En ces temps encore fort superstitieux, malgré la poigne de fer que la religion fait peser sur la société toute entière et, plus encore, malgré la montée du jansénisme et de ses idées bien arrêtées, si tout cela venait à se savoir, on irait au devant de grandes complications, car le peuple, poussé par une peur irrationnelle, celle-là, pourrait mal agir... Il convient donc d'agir vite et bien...
C'est d'ailleurs ce que Voltaire, trop honoré et heureux de voir l'Eglise, son ennemi juré, lui être redevable de quelque chose, décide de s'employer à faire. Mais, il n'a pas que ça non plus à gérer... D'abord, embaucher un copiste, un certain Lefèvre, qu'il appointe grassement, au grand dam de son fidèle Linant, en vue, il n'en doute pas une seconde, de se préparer au succès de sa future pièce sur la scène de la Comédie-Française et, au moment voulu, d'inonder la capitale de son texte génial.
Cette pièce, "Adélaïde du Guesclin" est une tragédie médiévale et patriotique, genre dont Voltaire est le père, devrait, c'est l'auteur, dans son immense modestie qui l'affirme à qui veut l'entendre, révolutionner le théâtre et lui apporter la gloire ! Alors, entre deux pistes à suivre, il engage des comédiens, monte des répétitions, les dirige, prépare une première qui devrait faire parler de lui, etc. Mais, la vie de génie n'est pas facile, oh non, croyez-en cet expert, et il est bien difficile de révolutionner quoi que ce soit, même au siècle des Lumières...
Si, à chacune de ses enquêtes, Voltaire rebat les oreilles de tout le monde avec ses pièces, c'est la première fois ici qu'on le voit enfin donner naissance à un de ses chefs d'oeuvre. Avec acharnement, entêtement, veillant à tous les détails, perfectionniste mais anticonformiste, remettant en cause tous les codes du théââââtre de son époque pour proposer... disons, autre chose... Mais, le plus étonnant, c'est qu'on assiste dans le roman à la première. Un moment désopilant mais en plus décisif du livre.
Revenons tout de même à l'enquête car, après le père Lestards, voilà que d'autres cadavres, souvent entourés d'une odeur de soufre et près desquels on remarques des empreintes de bouc, sont retrouvés... Des corps qui vont emmener Voltaire et sa noble associée dans un monde assez particulier, celui de la mode et des vêtements... Aujourd'hui, on dirait de la fripe ou des fringues, car voilà une activité, à cette époque d'oisiveté prononcée, qui ne dételait jamais...
L'aristocratie n'hésite pas à dépenser beaucoup pour se vêtir luxueusement, élégamment, mais aussi pour se faire remarquer. Or, la mode, c'est ce qui se démode, sans doute connaissait-on déjà l'adage au XVIIIème siècle... Par ailleurs, une disgrâce, un revers de fortune, un décès, et voilà une magnifique garde-robe devenue inutile... Alors, les vêtements finissent chez des fripiers qui font leur beurre en revendant à moindre prix ces tissus coûteux, ces vêtements dépassés à des personnes moins favorisées ou... à des philosophes légèrement près de leurs sous... Un univers que côtoie d'abord Voltaire pour son propre compte mais qu'il va rapidement retrouver au détour de son enquête...
Autre lieu étrange traversé par Voltaire, les galeries qui traversent le sous-sol de la capitale en tous sens... Bien avant le Métropolitain, ces tunnels pas franchement accueillants ont été creusés pour utiliser la pierre et bâtir la ville. D'abord, c'est par hasard que Voltaire et la Châtelet vont se retrouver dans ce labyrinthe. Mais, cette première visite inopinée n'aura au final rien d'anodin, bien au contraire.
Amusant de voir que, dans ce sous-sol pourtant méconnu, on croise énormément de monde, et pas juste un philosophe certes éclairé, mais qui a besoin de sa Marquise, équipée d'une boussole, raison et science obligent, pour retrouver son chemin... On voit que, de l'antiquité à nos jours, finalement, ces galeries auront toujours été un paradis aux allures d'enfer pour les réprouvés, les fuyards ou les trafiquants de tous poils...
Je ne veux pas finir sur l'histoire sans évoquer un personnage qui m'a bien amusé, mais qui est aussi symptomatique de cette époque pleine de paradoxes. Alors que la science et la raison émergent et entendent changer la vie, vont aussi apparaître tout un tas de charlatans, ou en tout cas d'énergumènes jouant avec des phénomènes inexplicables, comme la télépathie, le magnétisme, l'hypnose, pour ne citer que quelques exemples...
Et puis, comme signalé plus haut, cette période historique est marquée par l'omniprésence des superstitions. C'est dans ce contexte qu'apparaît un concurrent à l'enquêteur Voltaire. Lui qui se réjouissait de donner une bonne leçon de Raison à l'Eglise en lui montrant comment les Lumières pouvaient aider à arrêter un assassin n'ayant absolument rien de démoniaque, il va devoir se colleter avec un démonologue venu de Westphalie, le dénommé Augustus Krakenberg, capable de tous les exorcismes et autres démonstrations qui ont tout pour impressionner un public crédule.
La rivalité entre les deux hommes va aller crescendo, l'un trouvant toujours l'autre sur son chemin, comme si un magnétisme les attirait l'un vers l'autre ou comme si un pouvoir de divination aidait l'un des deux à suivre la trace de l'autre... Ou quelque chose de bien plus prosaïque et bassement humain... Oui, je sais, je suis un pessimiste nourri au scepticisme, un rabat-joie, un empêcheur de rêver en rond... Mais, en ce qui concerne l'enquête, la méthode de l'un aura brillamment raison de celle de l'autre.
Dernier détail, sans importance véritable, mais ça m'a fait rire, alors, je partage... Le séminaire de Saint-Nicolas, c'est Saint-Nicolas du Chardonnet, en fait. A un moment de l'histoire, le père Pollet se plaint de l'encerclement de son séminaire par des paroisses jansénistes qui ne cessent de gagner du terrain... Or, aujourd'hui, c'est l'inverse, puisque Saint-Nicolas du Chardonnet est la paroisse la plus intégristes de Paris, on y croise pêle-mêle traditionalistes, monarchistes, militants d'extrême-droite, en un défilé chamarré digne de la Gay Pride... Une église d'irréductibles paroissiens qui résiste toujours à l'envahissante tolérance...
Cela me permet, brièvement, de l'anticléricalisme souriant et bienveillant que fait flotter Lenormand sur son roman et qui lui permet de partager les vacheries équitablement. Il n'y a pas de raison que Voltaire soit le seul à en prendre sérieusement pour son grade pendant 300 pages, après tout... L'acidité des chapitres se déroulant dans le cadre ecclésiastique ainsi que le sort particulier réservé au père Pollet sont un délice...
Cela nous amène naturellement à finir ce billet en parlant des trois éléments moteurs de cette série, Voltaire, la Marquise du Châtelet et le style de Frédéric Lenormand. Si vous avez lu "La baronne meurt à cinq heures" et "Meurtre dans le boudoir", les deux premiers épisodes de cette série, pas de grosses surprises, on retrouve un philosophe à l'ego démesuré, sur de son talent, de ses théories, de ses écrits, insupportable, mais aussi pingre, veule et pas toujours en adéquation entre ses idées et son comportement...
Par exemple, cette manie exaspérante, mais au combien source d'amusement pour le lecteur, de dénoncer infatigablement la censure tout en la réclamant sans vergogne quand on a le culot de critiquer son oeuvre ou pire, comme on le voit dans le roman, de la tourner en ridicule... A d'autres moments, discrètement, Lenormand plante quelques aiguilles dans sa poupée Voltaire, en appuyant là où ça fait mal, là où Voltaire a parfois mis ses convictions dans sa poche avec son mouchoir dessus...
Quant à Mme du Châtelet, Marquise de son état, qui se pique de science avec un certain brio, reste tout de même la grande aristocrate qu'elle est de naissance. Difficile de comprendre ce qui l'attire tant chez Voltaire, au point de passer plus de temps chez lui que le philosophe lui-même et de le suivre dans ses aventures, même les plus douteuses, comme cette visite à la morgue en tenue fort modeste, un vrai camouflet pour cette coquette habituée au luxe et aux tenues les plus richement parées...
Et même si elle est la caution sagesse de ce duo si dépareillé, il n'échappe pas au lecteur que ses défauts transparaissent aussi dans son comportement. C'est une grande dame et, bien qu'éclairée par les Lumières de la Raison, on la sens tout de même peu encline à laisser de côté statut et privilèges. On retrouve aussi cette passion du jeu qui l'habite et lui fait faire des folies, assez indécentes, ma foi. Elle est, d'une certaine manière, l'archétype de ces aristocrates oisifs et bien campés sur leurs quartier de noblesse, n'entendant pas s'en séparer... A se demander comment Voltaire peut d'ailleurs la supporter, lui le pourfendeur auto-proclamé de la monarchie absolue...
Ce tandem improbable, bien éloigné de Holmes et Watson, par exemple, fonctionne aussi grâce au style de Frédéric Lenormand, son humour pince-sans-rire qui fait mon bonheur à chaque livre. C'est impertinent et vache, mais sans méchanceté aucune et même si Voltaire tape parfois sur les nerfs, on finit toujours par se retrouver avec le sourire.
Ajoutez à cela un rythme enlevé, qui ne baisse jamais, pas dans le genre thriller à l'anglo-saxonne mais plus proche, ce n'est pas la première fois que je le dis concernant Frédéric Lenormand, de la mécanique du théâtre de boulevard, du vaudeville. C'est vif et joyeux, une sarabande en mouvement perpétuel qui entraîne le lecteur sans jamais le lâcher.
Et puis, dernière chose passionnante, une des grandes qualités de cette série, l'usage de faits réels dans la fiction. Oui, c'est une de mes marottes, mais ce qu'il y a de drôle avec Voltaire vu par Lenormand, c'est qu'on peut être certain que plus c'est gros, plus ça a des chances d"avoir existé... En fin de roman, l'auteur nous offre, outre une chronologie, un florilège de citations d'époque dans lesquelles il a puisé un certain nombre d'ingrédients que son imagination fertile a ensuite accommodé.
On y découvre des choses fascinantes, comme ces faits expliquant comment Voltaire a pu trouver un orteil dans son bain. En lisant le roman, on se dit, ricanant, mais où va-t-il chercher tout ça ? En l'occurrence, dans "le Journal des inspecteurs de M. Sartine"... On puise aussi dans la correspondance de Voltaire lui-même, riche en anecdotes susceptibles de devenir le pain béni d'un romancier...
Mais, ne vous y trompez pas, derrière la légèreté de l'écriture, il y a un vrai fond historique, une vraie volonté de retranscrire l'époque, ses us et coutumes, ses travers, aussi, et de nous emmener vraiment au XVIIIème siècle. Toute la partie théâtrale, comme ce qui concerne la foire, où Voltaire trouve d'abord son copiste puis, plus tard, essuie des railleries et des quolibets, est très intéressantes. Si vous lisez les enquêtes de Nicolas Le Floc'h, vous serez concentré sur le vie de la Cour ; la vie du peuple est nettement au second plan. Chez Lenormand, et même si l'aristocratie ou sa tutelle est forte, on est plus au niveau du peuple et l'on découvre sa façon de vivre... Intéressants points de vue, angles différents.
Bref, si j'ose dire, vu la longueur de ce billet, je me suis une nouvelle fois beaucoup amusé à lire cette enquête de Voltaire. J'y ai retrouvé ce que j'avais aimé dans les deux premiers avec une bonne intrigue, assez surprenante et qui justifiera totalement le titre que j'ai choisi. A vous de savoir dans quel sens le prendre... J'ai aimé les personnages, le style flamboyant, l'humour, évidemment, et je me suis amusé autant que je me suis pris au jeu de l'enquête.
Voilà pourquoi j'ai passé un bon dimanche en compagnie de Voltaire et la Marquise à chasser le Diable plutôt que les oeufs de Pâques...
Christophe
(http://appuyezsurlatouchelecture.blogspot.com/)
15:26 Publié dans 01. polars francophones | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : diable, voltaire, frédéric, lenormand, christophe, ferney | Facebook | |
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