15/09/2014
Trois mille chevaux vapeur, d’Antonin Varenne (chronique 2)
Une chronique de Bruno (BMR )
Pour celles et ceux qui aiment les aventuriers.
De bruit et de fureur.
On avait déjà croisé Antonin Varenne dans un polar un peu déjanté : Fakirs.
Revoici cet auteur dans un tout autre registre, celui du roman d’aventures, fresque picaresque, voyage en technicolor et odorama.
Le titre, sur la couverture, donne déjà le ton : Trois mille chevaux vapeur, rien que ça. C’est la puissance du bateau transatlantique de la Cunard qui emmènera le sergent Bowman aux Amériques juste avant l’élection d’Abraham Lincoln en 1860. C’est aussi la mesure de la puissance évocatrice de ce roman bouillonnant qui résonne de bruits et de fureur, de guerres et de puanteurs.
Mais avant de partir pour le far-west, le sergent Bowman est d'abord passé par les Indes et la Birmanie : il était soldat pour la Compagnie des Indes Orientales, la britannique, la société privée qui reçut de la Reine Elisabeth les privilèges de frapper sa propre monnaie et recruter sa propre armée et dont les mercenaires terrorisèrent une grande partie de la planète … pour le bien de l'Empire.
C'est à l'embouchure de l'Irrawaddy que commence ce récit en 1852, en pleine guerre navale. Quelques pages à peine, pleines de bruit et de fureur, et nous voici plongés au cœur des combats aux côtés du sergent Bowman et de ses hommes, envoyés en mission secrète contre les ‘singes’ birmans (on découvrira plus tard les dessous peu chevaleresques de cette affaire qui finira très mal).
Plus tard, en 1858 au cœur de La Grande Puanteur, on retrouve le sergent Bowman à Londres, imbibé d'alcool et d'opium. Quelques années de captivité chez les 'singes' birmans ont laissé des traces profondes dans son cerveau ravagé par les cauchemars et des cicatrices effrayantes et mystérieuses sur son corps amaigri.
Un meurtre puis un autre semblent alors réveiller les fantômes des années terribles.
Le sergent part à la recherche des rares survivants de l'épisode de 1852 et des années de captivité qui suivirent : l'un d'eux est sans doute l'assassin.
« […] – Des meurtres qui se ressemblent… d’un côté du monde à l’autre… Jamais je n’ai entendu une chose pareille. Mais alors, monsieur Bowman, vous êtes une sorte de policier international ?
Arthur avala son whisky de travers et toussa.
– Pas vraiment. »
Bowman devra poursuivre l’assassin et ses propres cauchemars jusqu'aux Amériques où il débarque le 8 mars 1857 en pleine manifestation des ouvrières du textile(1).
« […] – Vous ne semblez pas être un homme trop encombré d’illusions, monsieur Bowman. Si vous en aviez au sujet de ce pays, voilà qui règle l’affaire. Les États-Unis ne sont pas une jeune nation, mais un commerce d’êtres humains florissant. Ceux qui débattent aujourd’hui à Washington de l’émancipation des esclaves sont les propriétaires des usines où travaillent ces femmes. Ce sont eux qui font tirer sur les ouvriers. »
C'est sur cette trame historique délibérément ‘choisie’ qu'Antonin Varenne s'amuse à déplacer son pion (et nous avec !) d'est en ouest, en voilier, en train, en vapeur, en diligence, à cheval, pour notre plus grand plaisir : le contexte est évoqué avec précision mais sans pédantisme affecté, sans étalage complaisant, juste ‘histoire’ de piquer notre curiosité.
Le fil de l’intrigue ‘policière’ est très ténu et ne sert qu’à nous tenir en haleine tout au long du voyage, dans l’impatience de découvrir quelles sont exactement ces mystérieuses et terribles cicatrices que Bowman et ses anciens compagnons d’armes ont ramené de captivité, et lequel des rares survivants en est devenu fou furieux.
« [… ] – Puis-je demander ce qui vous est arrivé ?
– Ça remonte à longtemps.
– Vous ne voulez pas en parler ?
– Depuis quelque temps, j’ai l’impression que je rencontre que des pasteurs qui veulent me faire parler et des fous qui voudraient que je me taise.
Le vieux baissa les yeux et fit tourner son verre entre ses mains, comme s’il hésitait à s’empoisonner un peu plus le foie.
– Il y a des cas dans lesquels je ne crois pas à la confession, monsieur Bowman. Raconter quelque chose de douloureux, cela ne fait souvent que ranimer la souffrance. Qui que vous soyez, je ne pense pas que vous ayez à vous repentir de ces blessures.
Bowman bourra le foyer de sa pipe et frotta une allumette sur la table.
– C’est pas si sûr que ça.
Le vieux pasteur sourit. »
« […]– Monsieur Bowman, puis-je vous demander quelque chose ?
– Quoi ?
– Vos cicatrices, est-ce que c’est cet assassin qui vous les a faites ?
Bowman tira de sa poche le flacon de Brewster et le tendit au Polonais.
– Qu’est-ce que c’est ?
– J’en sais rien. Des plantes, mais ça marche. Comme le laudanum. Plus fort.
Brezisky accepta sans se faire prier. Bowman en but aussi.
– Sinon je pourrai pas raconter encore. Et ça te servira aussi pour dormir après. »
Un extrait d'une interview de l'auteur :
[...] Fan de western depuis longtemps, j'ai décidé de me lancer et de là s'est greffée l'idée de la poursuite d'un tueur qui aurait pu être un tueur du XXe siècle, mais pendant la conquête de l'Ouest. Ensuite il a fallu des personnages, ils ont pris corps au fur et à mesure, selon les besoins de l'histoire...
Pour la première fois je crois que j'ai vraiment forcé le destin d'Arthur Bowman (le personnage principal) à aller exactement là où je voulais. Ce que je n'ai pas maîtrisé, c'est par où il allait passer. [...] Je savais où je voulais faire arriver le héros, mais Bowman est passé par des endroits que je ne m'attendais pas du tout à visiter ...
Au long de ses pérégrinations, l’increvable Sergent Bowman rencontrera toute une galerie de personnages hauts en couleurs, au figuré comme au propre puisque le monde de l’époque se confronte aux jaunes, aux noirs et même aux rouges du far-west. Bowman fera même la connaissance d’un étonnant indien métis qui s’est lui-même baptisé John Doe ! … et d’une belle rousse du far-west (joli portrait de dame).
« […] – Et une dernière chose : quand on sera là-bas, tu me laisseras parler. Tu es peut-être blanc, mais tu ne connais pas ces endroits.
– Je ne dis rien ?
– Tu restes comme tu es, tu fais peur aux gens et moi je parle. »
« […] Les Indiens ne se serrent pas la main, peut-être la seule chose que nous aurions dû apprendre de vous. Malheureusement, tellement de mensonges ont été scellés par une poignée de main que nous sommes devenus réticents à cette tradition. Il ne faudrait le faire qu’entre amis. Pierre Noire tendait sa main gauche. Arthur tendit la sienne, enroulant ses trois doigts restants autour des quatre de l’Indien. »
Le sergent Bowman réussira-t-il à racheter sa rédemption après les horreurs commises et subies quand il n’était qu’un spadassin au service de Compagnie ?
« […] Bowman réalisait, écoutant les vagues au loin, qu’il n’avait pas impunément traversé tous ces paysages. Chaque fois, il y avait laissé un morceau de lui, de temps passé et de vie disparue. Le sergent Bowman était maintenant éparpillé aux quatre coins du monde. Il ne restait plus grand-chose de lui. »
Commencé à grand bruit dans la fureur des guerres coloniales en Asie, le roman s’achèvera au son des canons de la Guerre de Sécession sur laquelle Arthur Bowman et Antonin Varenne jettent un regard désabusé :
« […] Vingt mille soldats furent tués ou blessés pendant une bataille d’une seule journée, dont les deux camps revendiquèrent la victoire. L’industrie et les grandes fermes des États-Unis tournaient à plein régime, le pays était sorti de la crise économique qui durait depuis la grande sècheresse de 1857. Dès la fin de l’hiver, le flot d’immigrants ne cessa de grossir et la piste de la Californie qui passait par Carson City devint une rivière continue de convois en route vers le Pacifique. »
En pleine transformation industrielle, le XIX° siècle finissant annonce déjà les terribles fracas des années à venir et la plume d’Antonin Varenne a suffisamment de souffle et d’ampleur pour nous entrainer et nous faire partager ces bouleversements.
Bien sûr on peut se dire que le récit d'Antonin Varenne joue la facilité avec des épisodes assurés d'emporter l'adhésion de ses lecteurs. Mais il faut bien reconnaitre aussi que l'auteur maîtrise et sa plume et ses effets et que sans ces talents il nous aurait perdus en chemin depuis bien longtemps.
Les romans d’aventure modernes sont assez rares pour s’attarder sur celui-ci, inhabituel et intéressant.
Lire également ici la chronique de Cassiopée qui met en avant la quête de rédemption du sergent Bowman.
-
- pour les curieux, il semblerait que l'histoire de cette manif et de la répression sanglante qui suivit (l'armée aurait ouvert le feu sur les ouvrières) ne soit qu'une légende destinée à occidentaliser la commémoration du 8 mars. Mais cela n'enlève rien au récit de Varenne !
Bruno ( BRM) : les coups de Coeur de MAM et BMR
Trois mille chevaux vapeur
Antonin Varenne
Albin Michel
janvier 2014
ISBN 978 2 2262 5610 2
552 pages
Quatrième de couverture
Birmanie, 1852. Arthur Bowman, sergent le la Compagnie des Indes orientales est choisi pour accomplir une mission secrète durant la 2e guerre anglo-birmane. Mais l’expédition tourne mal et les hommes sont capturés et torturés pendant plusieurs mois. Seuls dix d’entre eux en sortiront vivants. Londres, 1858. Alors qu’il se noie dans l’opium et l’alcool, luttant avec ses fantômes, Bowman découvre dans les égouts le cadavre d’un homme mutilé. La victime semble avoir subi les mêmes sévices que ceux qu’il a endurés dans la jungle birmane. Persuadé que le coupable est l’un de ses anciens compagnons de captivité, Bowman décide de partir à sa recherche. Une quête qui s’achèvera douze ans plus tard, en 1864, sur les rives d’un autre continent.
14:41 Publié dans 01. polars francophones | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : trois mille, chevaux vapeur, antonin, varenne | Facebook | |
Les commentaires sont fermés.