28/02/2012
Les visages écrasés, de Marin Ledun
Une chronique de Richard
«C’est mon métier, je suis médecin de travail.Écouter, ausculter, vacciner, notifier, faire remonter des statistiques anonymes auprès de la direction. Mais aussi: soulager, rassurer. Et soigner. Avec le traitement adéquat.»
Je n’ai pas l’habitude de commencer mes chroniques par une citation. Cependant, ces quelques phrases, les dernières du prologue, sont tellement représentatives de ce roman ultra noir, que je n’ai pu résister à l’envie de vous plonger dans ce drame avec cette réflexion poignante de Carole Matthieu, médecin de travail dans une entreprise de téléphonie.
Marin Ledun a créé avec «Les visages écrasés», un roman très noir pour décrire les affres d’un monde du travail générateur de compétition, d’angoisses, de drames humains et parfois de gestes irrémédiables; une hiérarchie au service du rendement et de la réussite, des employés croulant sous cette pression. Et Carole Matthieu, au centre de ce combat quotidien, à qui on donne le mandat de huiler la machine humaine mais qui a juste le goût d’y mettre son grain de sable, ses grains de sable pour enrayer cette machine inhumaine.
Dès les premières pages, le malaise s’installe. On assiste au meurtre, on connaît l’assassin et on commence à comprendre le mobile. Vincent Fournier manifeste tous les symptômes du syndrome d’épuisement professionnel: fatigue chronique, insomnies, perte de poids, tendance suicidaire. La consultation se termine; le docteur Matthieu écrit les derniers mots de son rapport pour le dossier de son patient.
Quelques minutes plus tard, elle amorce le seul traitement qui peut sauver son patient, le seul remède qui peut l’éloigner, le sauver des griffes inhumaines de la compagnie. Elle s’approche tranquillement de son patient qu’elle a drogué, lève la main vers son visage et actionne la détente ... de son Beretta 92. «Un acte médical.»
Commence alors, un véritable combat entre la responsabilité et la culpabilité, entre les faits que tout le monde voit et «l’autre Histoire», cette Histoire que veut révéler Carole Matthieu sur les véritables causes de toute cette violence. Qui est responsable, quelles sont les véritables causes de ces suicides, de ce meurtre, de ce mal-être professionnel ?
À travers les yeux et les pensées du docteur Carole Matthieu (elle est la narratrice du roman), l’auteur nous dépeint un monde du travail angoissant, des travailleurs écrasés par la pression et la compétition, des dirigeants qui refusent de voir ce qui se passe sur le terrain pour mieux regarder les résultats du rendement optimisé et le contentement des actionnaires.
Marin Ledun offre aux lecteurs un voyage angoissant, au coeur même de l’âme de son personnage principal. Réceptacle de tous les malaises de ses patients, le docteur Matthieu absorbe les souffrances morales, les peurs et la détresse de chacun des travailleurs qui fréquentent son cabinet. Et les ajoute à son propre désarroi. Pour alléger toute cette souffrance, elle consomme un inquiétant cocktail de médicaments, d’alcool avec le vain espoir de faire éclater la vérité.
Et pour complexifier encore un peu plus les faits, tout en reculant l’échéance et les chances de révéler «l’autre Histoire», le lieutenant Richard Revel, chargé de l’enquête, s’amourache du docteur Matthieu. Sera-t-il capable de comprendre les raisons profondes des actes médicaux de Carole ? Ou résoudra-t-il l’affaire en ne révélant que les faits, en oubliant les véritables responsables ?
À travers la souffrance de chacun de ses malades, le docteur essaiera, dans sa propre logique, de faire ressortir LA vérité sur les véritables mobiles des gestes posés par ses patients et de son «implication médicale». La double enquête à laquelle le lecteur assiste est passionnante. Le policier recherche les faits pour trouver le ou les coupables de ces crimes; le médecin creuse l’esprit de ses patients et leur rapport au travail, pour découvrir les responsables de ces morts violentes, de cette maladie professionnelle incurable.
Finalement, pour ajouter à la vraisemblance de l’histoire, l’auteur a introduit quelques rapports d’expertise sur certains personnages du roman ainsi que quelques échanges de courriels entre experts, pour alimenter la réflexion, augmenter notre compréhension des personnages et surtout, pour nous guider dans les pensées profondes du docteur Matthieu.
«Les visages écrasés» trace un portrait cauchemardesque d’un monde du travail impuissant à prendre le pouls de ses employés mais toujours tourné vers la productivité, à tout prix. Et en même temps, il nous présente l’humain dans toutes ses faiblesses quand il fait face à cette grosse machine à voyager dans le monde de la productivité. Le lecteur, absorbé par les pensées rédemptrices du docteur Matthieu, se voit confronté entre ses intentions humanistes et le choix dramatique du médicament pour soulager le mal-être. On aime l’objectif du médecin mais comment peut-on juger des méthodes qu’elle utilise, autant pour se soigner elle que pour «guérir» ses malades?
Comme vous pouvez le constater, ce roman n’est pas facile. Si vous recherchez un bon polar agréable à lire avec une belle histoire ... Passez votre chemin et revenez plus tard!
Si vous recherchez une lecture questionnante, un regard dur sur notre société, un roman qui vous déstabilisera, une histoire qui vous ébranlera, «Les visages écrasés» de Marin Ledun va vous combler. Et même plus.
Le style de l’auteur, son écriture agressive, crue, taillée à la hache, chaque paragraphe vous prépare à recevoir l’élément «coup de poing», le fait qui vous rentre dedans, la phrase qui vous frappera en plein front, pour vous désarçonner, pour vous troubler. L’auteur nous accroche souvent avec des énumérations, des listes, une litanie d’horreurs qui nous laissent pantois, la bouche ouverte, le livre sur les cuisses. La touchante docteur Matthieu nous fait vibrer, nous fait pitié. L’auteur a su, grâce à son talent, laisser le lecteur avec des problèmes d’éthique tout en le guidant dans ses réflexions sociales.
J’ai beaucoup aimé ce roman malgré, il est vrai, certaines longueurs, vite oubliées par la force et l’intensité du récit. «Les visages écrasés» est mon premier roman de Marin Ledun; il ne sera sûrement pas le dernier. Cependant, je serai prudent, en choisissant judicieusement le moment pour le lire!
À lire pour sa force, sa critique sociale et les moments de réflexion qu’il suscite. À apprécier pour l’histoire, la complexité des personnages et le talent de Marin Ledun. À terminer pour cette finale tout aussi brutale. Et une dernière image tellement belle !
Voici quelques phrases qui m’ont particulièrement accroché:
Carole Matthieu se définit comme médecin de travail : « Je suis certainement le seul lien humain qui existe entre eux et personne ne s’en est jamais aperçu. Je suis leur confidente, leur mère, leur réceptacle, leur fosse à purin, leur objet de fantasme en même temps que la prostituée sur laquelle on s’épanche pour ne pas craquer. Parfois, tout cela à la fois.»
«Une odeur de café dans l’air. Les amphétamines décuplent mes capacités sensorielles. Le geste d’une infirmière, à l’autre bout du couloir, qui range un stylo dans la poche de sa blouse. Un robinet ouvert, une chasse d’eau tirée, les roulettes d’un chariot poussé sur le lino bouffé par la Javel. L’impression d’être un oiseau de proie, perché au sommet d’une falaise, à l’affût du moindre mouvement animal.»
«Je replonge une nouvelle fois, dopée à l’Isoméride, shootée au Redux, anesthésiée au Prozac et à l’aspirine.»
«Le sperme du mensonge et de la culpabilité, dégoulinant entre les cuisses. Le sang de la délivrance.»
Bonne lecture !
Richard,
Polar Noir et blanc ( http://lecturederichard.over-blog.com/... )
Les visages écrasés
Marin Ledun
Roman noir Seuil
2011
320 pages
Présentation de l'éditeur
" Le problème, ce sont ces fichues règles de travail qui changent toutes les semaines. Ces projets montés en quelques jours, annoncés priorité-numéro-un, et abandonnés trois semaines plus tard sans que personne ne sache vraiment pourquoi, sur un simple coup de fil de la direction. La valse silencieuse des responsables d'équipes, toujours plus jeunes et plus inflexibles, mutés dans une autre agence ou partis par la petite porte. (...) L'infantilisation, les sucettes comme récompense, les avertissements comme punition. La paie, amputée des arrêts maladie, et des primes au mérite qui ne tombent plus. Les objectifs inatteignables. Les larmes qui montent aux yeux à tout moment, forçant à tourner la tête pour se cacher, comme un enfant qui aurait honte d'avoir peur. Les larmes qui coulent pendant des heures, une fois seul. Mêlées à une colère froide qui rend insensible à tout le reste. Les injonctions paradoxales, la folie des chiffres, les caméras de surveillance, la double écoute, le flicage, la confiance perdue. La peur et l'absence de mots pour la dire. Le problème, c'est l'organisation du travail et ses extensions. Personne ne le sait mieux que moi. Vincent Fournier, 13 mars 2009, mort par balle après ingestion de sécobarbital, m'a tout raconté. C'est mon métier, je suis médecin du travail. Ecouter, ausculter, vacciner, notifier, faire remonter des statistiques anonymes auprès de la direction. Mais aussi : soulager, rassurer. Et soigner. Avec le traitement adéquat. "
14:09 Publié dans 01. polars francophones | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook | |