10/06/2012
Requins d'eau douce, de Heinrich Steinfest
Requins d'eau douce est le deuxième roman d'Heinrich Steinfest à être traduit en français (1) . Et cet auteur culte surnommé le «Thomas Bernhard du Polar» outre-Rhin mérite vraiment d'accéder à la même notoriété en France . Car cet auteur d'origine autrichienne à l'imagination débridée et à l'humour décapant nous offre un fabuleux roman policier philosophique et satirique d'une originalité réjouissante. Un livre plein de fantaisie, non seulement profond, drôle et érudit, mais encore remarquablement construit et magnifiquement écrit.
Enigme au cœur de Vienne : un inconnu est retrouvé noyé dans une piscine au dernier étage d'une tour. Il lui manque une jambe, visiblement arrachée, et son corps est couvert de morsures n'ayant pu être occasionnées que par une mâchoire de requin ! Le seul indice recueilli, une minuscule prothèse auditive découverte au fond du bassin , semble bien mince ...
Richard Lukastik, l' inspecteur de police chargé de l'enquête, n'admet pas le mystère. Mais ce policier atypique et farouchement indépendant qui vit étrangement chez ses parents en compagnie de sa soeur et s'adonne à des rituels absurdes semble à lui seul une énigme. Musicologue amateur d'art et philosophe, il voue un véritable culte à la musique sérielle «cristalline» et à Ludwig Wittgenstein dont le Tractatus logico-philosophicus ne quitte jamais sa poche , comme un «vade-mecum» dont la clarté lui permet d'appréhender de pair l'existence et la criminalistique.
Pour Lukastik, il y a «une explication à tout» et notre appréhension réaliste du monde n'est qu'une représentation qui n'a rien à envier à la fiction, et notamment à celle des séries policières dont nous abreuve la télévision. Si notre champ de vision comporte toujours un angle mort, ce qui ne peut se voir ni se dire existe néanmoins. Et l'énigme de la vie et de la mort, ce «marécage», ce «bouillon» primordial, ce «lac» originel aux eaux troubles dont on n'est extrait que pour y retourner, a sa propre logique. Comme un lacet ou une corde que l'on tire , il faudra attendre le dénouement pour en connaître l'utilité...
De Vienne à Vienne en passant par Zwettl
Ce livre est construit comme un aller et retour symbolique qu'il soit vertical, à l'image d'un gratte-ciel aux fondations profondes, ou circulaire. C'est un récit en boucle , comme la vie qui vous ramène toujours au «point zéro» quand il faut tirer sa révérence ...
Le roman se divise en trois partie dont la première se déroule à Vienne où l'auteur a vécu jusqu'aux années 1990 . Et Requins d'eau douce s'affirme aussi comme un policier viennois .
Les références au riche passé de la ville, tant sur le plan de la musique, de la littérature et des arts que de la philosophie et de la psychanalyse y sont nombreuses et son évolution vers la modernité – illustrée par la découverte d'un cadavre dans un de ses quartiers récents - n'empêche pas d'y préserver les valeurs culturelles. L'officier de la police scientifique et le médecin légiste fréquentent ainsi assidûment l'opéra et les services de la police criminelle et de la Osterreichische Galerie se partagent les mêmes locaux, le bureau de Lukastik trônant même sous un gigantesque retable d'un maître du baroque tardif autrichien.
La deuxième partie, intitulée Zwettl, du nom d'une ville de la Basse-Autriche célèbre pour son église collégiale et sa collection de manuscrits, nous conduit, pour les besoins de l'enquête, à deux cent kilomètres de Vienne dans un complexe architectural et commercial hypermoderne perdu dans la nuit au sein du district forestier du Waldviertel. Un lieu étrange, à la frontière de l'onirique et de l'inconscient qui m'a évoqué par son atmosphère la gare forestière du peintre belge Paul Delvaux .
C'est de loin la partie la plus longue bien que la marche vers la vérité s'y accélère. Une marche s'apparentant à un parcours initiatique , celui d'un inspecteur emporté par la puissance de son véhicule, une Ford Mustang dorée qui semble «s'enfoncer profondément dans les terres, voire dans le cosmos, lequel est constitué surtout de vide (...) un vide qui se [ manifeste] par des réverbères éloignés les uns des autres, et, dans les intervalles, par une obscurité considérable»...
Quant à la dernière partie, elle nous mène «de nouveau à Vienne» et s'avère particulièrement signifiante. L'affaire – ou plutôt les affaires, policière et personnelle, – est élucidée et la «boucle enfin bouclée». L' assassin comme l'inspecteur semblent y trouver leur épanouissement , l'un en assumant, malgré tout, un choix et l'autre en renaissant à la vie, ou plutôt à la mort...
Un vertigineux hommage à Wittgenstein
Ce récit est remarquable par sa construction symbolique et sa portée philosophique, et la référence constante au philosophe Ludwig Wittgenstein dépasse largement celle faite aux enseignements du Tractatus logico-philosophicus qui guident l'inspecteur Lukastik.
Car l'auteur lui-même, tout comme son héros principal , est un fervent admirateur du philosophe d'origine autrichienne. Et il intègre à son roman de si nombreux éléments ayant trait à sa vie, à son caractère et à ses goûts, pour lui rendre hommage que ce dernier prend une tournure vertigineuse.
Que ce soit son style recourant volontiers aux aphorismes, son amour pour les polars, son admiration pour sa soeur Gretl – dont Gustav Klimt fit le portrait -, son soutien financier au poète Georg Trakl – dont l'amour incestueux pour la sœur du même nom est bien connu -, sa foi chrétienne (2), sa sacralisation de la musique et son impressionnante mémoire musicale, sa passion pour l'art, l'architecture et le mobilier modernes, son attachement à la perfection des détails et à la symétrie... tout est repris dans le cours du roman et notamment dans les personnages, à commencer par celui de l'inspecteur Lukastik.
Un roman déjanté à l'humour décapant écrit dans un style magnifique.
On rit beaucoup dans ce roman, tant de l'étrangeté des personnages hauts en couleur que de leurs dialogues et des commentaires et réflexions du narrateur.
Le héros, célibataire et solitaire, aime par dessus tout arranger des mariages en formant des couples improbables. Il vit dans sa famille sous le règne d'un père mutique «sacralisé par la soupe», écartelé entre une mère exaspérante «épanouie dans les préjugés» qui méprise les orpailleurs dont «le tamis ne[ retient] que les délits» et une soeur «d'une élégance et d'une culture étudiée» qui conçoit «l'existence comme un train express».
Au travail, ce n'est pas mieux. Seuls le dégoût et le mépris le relient à son subalterne l'inspecteur Jordan, un maniaque amateur de modernité aseptisée qui astique sa cuisine «pour en pénétrer l'âme». Edda Boehm «la dame de la police scientifique», une folle présomptueuse «arrogante et cultivée», passionnée d'opéra , l'irrite au plus haut point, de même que le Docteur Paul, ce médecin légiste insignifiant, replet et voûté, incompétent, qui apparaît aux autres comme «fiable» et «charmeur». Sans compter un spécialiste des requins hydrophobe, un coiffeur susceptible, une fumeuse rivée à une voyante poussette abritant un enfant invisible et même un requin commun possédant «un taux de testostérone supérieur à celui d'un éléphant adulte»...
Les dialogues sont incisifs, mordants, et l'auteur recourt volontiers à des formules percutantes . Il aime manier l'ironie , souligner des situations paradoxales et pousser à fond la logique de l'absurde. «La nature imite ou caricature [ ainsi] la fiction» infléchissant les lois de l'évolution, « le mensonge devance et influence la vérité » et «le réel s'étiole faute d'être regardé».... Et, s'il se lance dans des digressions fantaisistes, il ne répugne pas non plus à se montrer sérieux .
Heinrich Steinfest s'intéresse visiblement à la langue et ce foisonnement d'images neuves et de comparaisons originales , cet art de jouer des symboles, de les amplifier par de petites touches récurrentes qui se font écho tout au long du livre , ainsi que la beauté précise et étrange des descriptions sur lesquelles il s'attarde sans jamais nous lasser, nous la rendent particulièrement savoureuse.
Un livre à tout point de vue jubilatoire qui vous emporte sans faiblir pendant près de quatre cent pages !
Emmanuelle (L’or des livres)
Requins d'eau douce,
Heinrich Steinfest,
Carnets Nord, janvier 2011,
traduit de l'allemand par Corinna Gepner,
400 p.
Présentation de l'éditeur
Le cadavre d'un homme flotte dans une piscine sur le toit d'un immeuble viennois. Il lui manque une jambe, il a été déchiqueté par un requin... Pas de trace de requin, juste une prothèse auditive récupérée au fond de l'eau. Cela ressemble à une mauvaise plaisanterie, mais il en faut plus pour désarçonner l'inspecteur Lukastik. Fervent lecteur du philosophe Wittgenstein et féru de musique dodécaphonique, ce surprenant personnage, qui dîne chaque soir d'une soupe chez ses parents et n'écrase jamais ses cigarettes, se moque des convenances et met un point d'honneur à exaspérer ses supérieurs. Qui d'autre que lui pouvait enquêter sur une affaire aussi étrange ?
Biographie de l'auteur:
http://www.k-libre.fr/klibre-ve/index.php?page=auteur&id=1631
Biographie de L.Wittgenstein:
http://fr.wikipedia.org/wiki/Ludwig_Wittgenstein
(1) Heinrich Steinfest a été trois fois lauréat du grand prix du roman policier allemand. Sale cabot (2006) était jusqu'alors son seul livre traduit en français , également par Corinna Gepner, mais pour les éditions Phoebus
(2) D'une famille catholique d'origine juive, Wittgenstein ne deviendra un Chrétien passionné qu'après la guerre de 1914 . De nombreuses allusions sont faites à son rapport à ses origines juives ainsi qu'à sa "conversion" - notamment par l'évocation de Paul de Tarse qui avait approuvé la lapidation de Saint Etienne , sujet de ce fameux retable ornant le bureau de Lukastik, et fut converti par la lumière aveuglante d'une vision du Christ ...
09:36 Publié dans 04. autres polars | Lien permanent | Commentaires (1) | Facebook | |