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19/02/2012

Journal d'un Corps, de Daniel Pennac

journa_d_un_corps.jpgUne chronique d'Albertine

Cet homme sans nom (le narrateur) nous laisse dans l’ignorance de sa vision du monde, de ses idées et engagements (mais nous savons tout de même, hors journal, qu’il a été résistant pendant la guerre), de sa fonction sociale ; il nous parle de lui « sous le rapport du corps » comme aurait pu le dire Spinoza. Dès l’âge de 13 ans, 1 mois, 8 jours, il décrit avec une grande clarté le projet qu’il va réaliser tout au long de sa vie, qui s’achèvera à 87 ans, 19 jours : « je veux aussi écrire le journal de mon corps parce que tout le monde parle d’autre chose ». Tel est l’objet de ce « journal d’un corps »

Le narrateur démarre, continue, et termine ce Journal par une liste de sensations, par une description de ces sensations, qui vont du ressenti le plus physique jusqu’au sentiment, les deux étant intimement liés : « … la nostalgie (penser à papa par exemple) mouille mes yeux, la surprise me fait sursauter (même une porte qui claque !), la panique peut me faire pisser, le plus petit chagrin me fait pleurer, la fureur me suffoque, la honte me rétrécit. Mon corps réagit à tout. Mais je ne sais pas toujours comment il va réagir ». Dès l’âge de 13 ans, 1 mois, 9 jours, il a ainsi posé la règle d’écriture dont il ne dérogera pas, et qui pour notre plus grand bonheur, explore la matérialité de l’âme d’un quidam que nous nous surprendrons à aimer et dont la mort nous chagrinera, alors même que son être social et intellectuel ne fait qu’un lointain écho aux évènements de son corps.

Dès lors, le narrateur fait de son corps  une cathédrale dans laquelle se célèbre la vie : « Notre voix est la musique que fait le vent en traversant notre corps. (Enfin, quand il ne ressort pas par le bas). ». Si la précision ironique atteste de l’ancrage du narrateur dans les valeurs sociales (le pet ne peut être une musique), nous ne devons pas oublier qu’il n’a, le jour où il écrit cela, que 13 ans, 1 mois et 14 jours. Il aura le temps de donner au pet toute sa place ! A vous de  découvrir laquelle… 

Le traité des passions ainsi élaboré donne lieu à autant de descriptions circonstanciées, d’analyses percutantes et de jugements un tantinet cyniques, qui dégonflent les baudruches de l’Âme  :

-          la peur : « La peur ne te garantit de rien, elle t’expose à tout ! » (14 ans, 9 mois, 25 jours) ;

-          l’immense chagrin de la mort d’un être aimé, qui vous assomme et vous fait perdre les mots : « Violette est morte » répété 147 fois le mercredi 7 septembre 1938, avec en dernier mot du jour : «C’est fini »

-           le courage de l’engagement dans la résistance : « Il aura fallu l’impact d’un crachat pour me jeter dans la tourmente. Mon engagement tient aux lois de la balistique, rien de plus » (hors journal)

-          l’émotion pure lorsqu’il est décoré en tant que résistant : « Ce matin j’ai effectivement versé toutes les larmes de mon corps. Il serait plus juste de dire que mon corps a versé toutes les larmes accumulées par mon esprit pendant cette invraisemblable tuerie(…) En pleurant, on se vide infiniment plus qu’en pissant, on se nettoie infiniment mieux qu’en plongeant dans le lac le plus pur, on dépose le fardeau de l’esprit sur le quai de l’arrivé. Une fois l’âme liquéfiée, on peut célébrer les retrouvailles avec le corps. »

La découverte des potentialités de plaisir et de non plaisir du corps est une source d’analyses très instructives, notamment lorsque le lecteur est une lectrice : ainsi de sa relation sexuelle  avec Simone, dont il découvre qu’il ne la désire pas : « …ce sein trop musclé, ce ventre dur, cette toison râpeuse, ces fesses nouées, trop petites pour mes mains, bref ce corps de sportive me fait immanquablement rêver à son contraire. Pire, il faut que je convoque les chimères pour le consommer. Sinon, flaccidités, excuses douteuses, nuit morne, mauvaise humeur du matin. » ; ou avec Mona qui deviendra la femme de sa vie : « Nacre, soie, flamme et perle, perfection du con de Mona ! Pour m’en tenir à l’essentiel, car il y a l’appétit de son regard aussi, et le velours infime de sa peau, et la tendre lourdeur de ses seins, et la souple fermeté de ses fesses, et la rondeur exacte de ses épaules, tout à ma main, tout à mon exacte mesure, à ma juste température, à ma narine et à mon goût … ». Voilà qui donne de l’amour romantique une version bouleversée, faisant du rapport que les corps peuvent entretenir entre eux,  l’essentiel.

Le rapport aux excrétions de son propre corps est une dimension particulièrement ignorée de la littérature comme l’illustre le cas  de la balayette des cabinets  dont le narrateur ignorait l’usage lorsqu’il était petit : « (…)Et là, révélation : dans mon enfance je ne savais pas à quoi servait la balayette des cabinets. Je la prenais pour un ornement ( ….) Quand donc ai-je fait pour la première fois ce geste de brossage qui aujourd’hui s’impose assez souvent à moi ? L’événement n’est pas consigné dans ce journal. Ce fut pourtant un jour important de ma vie. Une perte d’innocence. Ce genre de lacune me confirme dans ma prévention contre les journaux intimes : ils ne saisissent jamais rien de déterminant ». Ce fut écrit le dimanche 24 mars 1957 . Quelques mois plus tard, le 15 juillet 1957 : « En pissant dans les toilettes de la cantine alors que mon prépuce se remplissait et que j’en éliminais le contenu avant d’ouvrir les vannes pour de bon, je me suis ressouvenu  qu’à douze ou treize ans je maîtrisais mal le jet. (…) Puis maman ayant cessé de me faire remarquer mes débordements, je me suis mis à pisser dans le mille ».

Le journal peut aller jusqu’à la louange des excréments, ce qui ne se partage pas volontiers dans notre vie inodore, incolore et sans saveur (insipide, quoi !) : « Au dessus d’un étron irréprochable, tout d’une pièce, parfaitement lisse et moulé, dense sans être collant, odorant sans puanteur, à la section nette et d’un brun uniforme, produit d’une poussée unique et d’un passage soyeux, et qui ne laisse aucune trace sur le papier, ce coup d’œil d’artisan comblé : mon corps a bien travaillé » ; c’était le mercredi 12 avril 1961.

Les maladies sont autant de circonstances où le corps se rappelle à nous ; ainsi des suites de la perforation du sinus par le dentiste qui, en raison d’une infection des fosses nasales a produit une puanteur sui generis, de lui seul sentie : « Six jours passés à sentir la merde sans que personne ne s’en aperçoive. Y compris en soutenant ma thèse. Le jury n’y a vu que du feu. Félicitations unanimes. Moi baignant dans ma fosse. Une sorte de Lady Macbeth. ».

Alors qu’il a trop tiré sur la corde et se trouve en état d’épuisement,  le narrateur écrit à 43 ans, 8 mois, 24 jours: « Si je ne me repose pas, si je n’accorde pas à mon corps sa ration de sommeil, le groupe électrogène lui-même tombera en panne et je lâcherai prise. De jour en jour le monde pèsera plus que son poids. L’angoisse s’insinuera alors dans ma fatigue et ce n’est plus le monde qui me paraitra trop lourd, mais moi-même au sein du monde, un moi impuissant, vain et mensonger, voilà ce que murmurera l’angoisse à l’oreille de ma conscience exténuée. »

Le vieillissement apparaît d’abord dans la comparaison que l’adulte fait de son corps avec celui des enfants. A 36 ans, 10 mois et 1 jour, le narrateur écrit à propos des enfants : « Plus jamais ils ne seront aussi denses, ni les traits de leurs visages aussi nets, ni si blanc le blanc de leurs yeux, ni leurs oreilles si parfaitement dessinées, ni tissé si serré le grain de leur peau. L’homme naît dans l’hyperréalisme pour se distendre peu à peu jusqu’à finir en un pointillisme très approximatif avant de s’éparpiller en poussières d’abstraction. »

Et finalement, le narrateur nous éclaire, le jeudi 27 mars 2003,  sur ce que le regard de la société peut déterminer dans notre rapport à notre âge : «  A partir de quand cesse-t-on d’annoncer son âge ? A partir de quand recommence-t-on à le faire ? » Honte ou fierté.

Il restera à parcourir le dernier chapitre de la vie, intitulé « Agonie  (2010) »,  et ainsi préfacé : « Quand on a tenu sa vie durant le journal de son corps, une agonie, ça ne se refuse pas ».

 Ce livre ouvre un nouvel univers à explorer pour la littérature : celui du corps qui n’est pas seulement objet de constats scientifiques, ou de considérations  esthétiques, mais celui du corps ressenti, vivant et fonctionnant, qui se découvre, se dérobe, flanche, triomphe ; celui des affects de joie et de tristesse, et tous leurs dérivés ; le corps enfin tel qu’il constitue réellement notre histoire individuelle, ses surprises, ses rencontres, ses résonnances, ses cris et ses chuchotements. Un livre qui ne nous lâche pas, qui se dévore et que l’on offre ou prête volontiers pour qu’il fasse son chemin.

Albertine, 17 février 2012