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19/07/2011

J'ai déserté le pays de l'enfance, de Sigolène Vinson

jaidesertelepaysdelenfance.jpgUne chronique de Jacques

Sigolène Vinson a déjà écrit deux bons romans avec Philippe Kleinmann : Bistouri Blues et Double Hélice,  polars historiques ou  polars d’action et de suspense. Avec j’ai déserté le pays de l’enfance elle nous présente un roman beaucoup plus personnel, à la fois court et foisonnant, un roman dont les thèmes s’entrecroisent, se mêlent et se conjuguent dans une grande élégance de style et une évidente subtilité dans la narration.  

Sur la couverture du livre est bien inscrit le mot « roman », et le fait que celui-ci s’apparente au genre de l’autofiction n’est pas d’une grande importance. Après tout,  un romancier, même s’il ne  puise  pas directement dans sa propre vie l’essentiel de sa matière romanesque – comme c’est le cas pour l’autofiction -   marque toujours ses écrits de ses expériences diverses, de sa personnalité, de sa vision du monde, de ses rencontres. Dans ce domaine, tout est affaire de degré et de volonté affirmée d’exprimer clairement (ou non) son choix de romancier. Ici, l’auteur déplace  le curseur vers sa vie passée et présente, ses souvenirs, ses obsessions, ses angoisses et ses projets. Elle en fait un « matériau littéraire » qui parvient, par la grâce de son écriture et l’habileté de sa construction,  à toucher le lecteur, à le pousser vers une réflexion sur son rapport avec sa propre enfance, à le faire s’interroger sur ce qu’il a fait de sa vie, de ses rêves d’enfants, à l’amener à se pencher sur l’abîme qui s’est creusé entre celui qu’il voulait être et celui qu’il est devenu, celui qu’il croit être et celui que les autres voient.

Le premier thème, fortement exprimé, porte sur le rapport à l’enfance.  La narratrice a passé celle-ci  dans la Corne de l’Afrique, à Djibouti, un pays qu’elle a ensuite déserté et dont elle  est restée orpheline. A la suite d’un malaise lié à la fois à des difficultés professionnelles et à un mal être suscité par la société dans laquelle elle vit, aux antipodes de celle qu’elle souhaiterait, elle ressent le besoin incoercible de laisser remonter dans sa mémoire les lieux et les personnages de son enfance.  Ces souvenirs sont mêlés à l’expérience psychiatrique qui survient  après son malaise où elle est envoyée dans un Centre d’accueil  permanent (le Cap),  ils reviennent par vague successives au fil de ses rencontres avec les pensionnaires, les soignants, parfois sa mère.

Le rapport au père – et indirectement à la politique-  est l’autre thème abordé par le roman. Un père auquel elle voue une admiration évidente même si elle reste informulée explicitement. Un père dont les choix politiques passés (Mitterrand en 1981, puis la rupture avec le P.S. après le reniement des choix du programme commun de 1983) ont influencé son propre parcours en encrant ses convictions à la gauche de la gauche et en mettant au cœur de sa vie l’engagement politique et social. Le thème est abordé avec délicatesse, en trompe-l’œil. Le père de la narratrice n’apparaît que rarement mais il est toujours présent dans ses choix de vie,  ses pensées, les difficultés qu’elle rencontre alors que, avocate, elle  a choisi le droit du travail pour pouvoir défendre les salariés et se mettre ainsi en accord avec ses convictions politiques anticapitalistes. Elle vit mal les contradictions qui apparaissent dans l’exercice de son travail entre son désir de défendre les salariés et certaines des affaires dont elle est chargée par ses patrons. Puisqu’il faut bien manger, elle défend parfois des employeurs, et tente dans ce cas de se « racheter par ailleurs ». Ces contradictions entre son travail et ses choix de vie fondamentaux ne sont pas faciles à vivre. Sont-ils à l’origine du malaise qui l’a conduit en psychiatrie ? Y a-t-il une autre cause liée à l’enfance et ce qu’elle peut vivre comme un reniement de celle-ci ? A Djibouti, aux pécheurs de Goddoria si longtemps oubliés, aux multiples détails qui ont forgé son imaginaire de petite fille ? Là se situe le cœur du roman, son objet et la quête de la narratrice, une quête qu’elle tente de résoudre en retournant au pays de son enfance, Djibouti. 

Raccrocher cette histoire si personnelle à des thèmes universels, pouvant toucher tous les lecteurs, était un défi difficile à relever.  Sigolène Vinson y parvient de façon magistrale, en laissant palpiter ses douleurs, ses rêves, ses joies et ses souvenirs enfouis, en parvenant à les faire nôtres à travers son écriture incisive, poétique et drue, en allant chercher sa vérité au plus près de ses mots, de ses descriptions, de ses réflexions. Elle nous prouve, à travers ce court roman et la petite musique lancinante de ses phrases, qu’une véritable romancière est née, capable de faire se rejoindre le particulier et l’universel dans un carrousel incessant et poignant qui mêle souvenirs et projets, rencontres et  regrets, colères et tristesses.

Un  grand roman, qui devrait marquer la rentrée littéraire, une grande voix à découvrir !

A lire également l'entretien avec Sigolène Vinson et Philippe Kleinmann à propos de leur roman Double hélice.

J'ai déserté le pays de l'enfance
Sigolène Vinson
Editions Plon
18 €

Présentation de l'éditeur

Française, la narratrice a passé son enfance en Afrique, à Djibouti. Le pays d Arthur Rimbaud, de Monfreid, celui aussi des Afars, des pêcheurs, des bergers, de la mer et du vent. Plus tard, elle devient avocate à Paris, en droit du travail et se retrouve à défendre des entreprises qui licencient. Jusqu au jour où ses rêves d enfance se rappellent à elle et qu elle s effondre en pleine audience. Elle prend alors conscience de tout ce qu elle a renié depuis qu elle a quitté le pays de son enfance : « Il y a ceux qui visitent ces territoires lointains pour guérir de leur mal-être, combler un goût du romanesque, à l'âge d homme, devenir enfin un homme. Et puis, il y a moi. Moi qui soutiens mordicus y être née, moi qui les ai délaissés pour me rendre malade. Fallait-il qu à trente ans je sois bien intégrée, exerçant un métier qui porte titre, pour en comparaison donner à mon enfance la force d'un ordre essentiel et supérieur, celui d'être. J'étais quelqu'un quand je me perdais dans la contemplation d'un horizon infini, sans bouger le moindre petit doigt, sans cligner de l'oeil. Je ne suis plus personne quand je plaide, quand je prends parti. Dans quel état de désenchantement étais-je pour penser cela ? J'étais à ce point fatiguée que je ne trouvais même plus la force de prononcer la simple phrase : « Je rêve d'autre chose ». [...] J'ai tout ».