30/07/2014
Témoin de la nuit, de Kishwar Desai
Une chronique de Jacques.
Kishwar Desai, journaliste et écrivaine indienne, vient de faire une entrée remarquée en France avec deux romans publiés aux éditions de l’Aube : Témoin de la nuit et Les origines de l’amour.
Témoin de la nuit, sorti à New Delhi en 2009, puis en France fin 2013, est un roman policier remarquablement construit en même temps qu’une critique féroce, argumentée et percutante de la condition des femmes en Inde et du fonctionnement de la société indienne. Le point de départ de l’histoire est tout simple... comme dans un polar, et il est inspiré de plusieurs faits divers que Kishwar Desai a couverts comme journaliste. Un massacre épouvantable s’est déroulé dans une riche maison de Jullundur, une ville du Punjab, état semi-rural du nord de l’Inde. Une famille entière a été assassinée et la seule rescapée est une jeune fille de quatorze ans, Durga, qui refuse de communiquer alors même que de nombreux indices semblent l’accuser.
L’enquête ne sera pas menée par que par la police, mais aussi par Simran, une travailleuse sociale issue d’un milieu aisé, appréciant l’alcool, émancipée de nombreuses traditions qu’elle juge archaïques. Simran est en effet chargée par un policier de ses amis d’entrer en contact avec Durga, avec l’espoir que celle-ci pourra ainsi surmonter le traumatisme du massacre et accepter de donner sa propre version de l’histoire. Simran revient donc dans sa ville natale, qu’elle a quittée vingt-cinq ans plus tôt après avoir rompu des fiançailles arrangées par les familles « avec un sikh à l’Avenir Très Prometteur dans la bonneterie ». Restée célibataire malgré les supplications de sa mère qui n’a pas désespéré de parvenir enfin à la marier, elle est devenue « une femme forte de plusieurs relations amoureuses, voyageuse chevronnée, experte de L’incarcération féminine : ce qu’entraîne la privation de libertés chez les femmes ».
Simran, narratrice de l’histoire, va tenter de comprendre ce qui se passait réellement sous les apparences et répondre ainsi à plusieurs questions. Une famille riche et respectée... mais était-elle respectable ? Qu’est devenue Sharda, la sœur de Durga, qui a disparu quelque temps avant le carnage ? Vit-elle encore ? Si oui, où est-elle ? Cette disparition a-t-elle un rapport avec le drame ? Quel rôle a joué Harpreet, le séduisant et mystérieux professeur particulier de Durga et de sa sœur ?
Si ces questions vont trouver peu à peu des réponses, certaines zones d’ombre vont rester jusqu’au bout de l’histoire, reflétant ainsi la complexité de la vie. Au fil des chapitres, le lecteur prend connaissance du journal de Durga, qui lui donne un autre éclairage que celui de la narratrice et lui permet de comprendre la vie familiale de l’intérieur, vue par une enfant qui la subit. Car ce qui donne au roman sa force, c’est justement de se situer à la confluence entre cette histoire familiale très noire et une culture millénaire qui, malgré l’irruption de la modernité, considère toujours les femmes comme quantité négligeable. Si l’Inde bouge, évolue rapidement, l’affrontement entre deux modes de pensée si antagoniques ne va pas sans susciter des conflits qui traversent l’ensemble du corps social. Ces conflits, Kishwar Desai nous les fait vivre avec une minutie et un luxe de détails qui rendent le récit captivant.
Parmi les multiples thèmes abordés, la condition des femmes reste bien le fil conducteur du livre. La narratrice, quand elle revient dans sa ville natale, nous donne au tout début du roman quelques indications qui sont révélatrices d’un état d’esprit n’évoluant que lentement : « Le Punjab était connu pour assassiner ses filles. Le sex-ratio était connu pour être le plus bas de tout le pays – moins de huit cent cinquante filles pour mille garçons – et malgré les terribles prédictions des sociologues et des démographes, la naissance d’une fille était toujours considérée comme un évènement de mauvais augure. (...) Il n’y a pas si longtemps, les sages-femmes avaient coutume de soustraire les petites filles qui venaient de naître à leurs mères, de les enfermer dans des pots en terre et de faire rouler le récipient jusqu’à ce qu’elles cessent de pleurer. Ou alors, elles les étouffaient, tout simplement. Ou leur donnaient de l’opium et les enterraient. »
Cependant, l’auteur ne cherche pas à noircir le tableau. Au contraire, elle procède par petites touches pointillistes, tout en finesse, à l’affut des contradictions des êtres et des cultures diverses qui parcourent son pays.
Je suis sorti de cette lecture plus riche de son expérience vécue, qu’elle parvient à nous faire partager avec talent et subtilité. Je suis en train de terminer Les origines de l’amour, un autre polar centré sur les problèmes soulevés par la gestation pour autrui en Inde, qui est tout aussi passionnant. Il n’y a pour moi aucun doute : Kishwar Desai est vraiment une écrivaine à découvrir !
Jacques (blog : lectures et chroniques)
Témoin de la nuit
Kishwar Desai
Editions de l’Aube
Collection l’Aube noire
240 pages
16:10 Publié dans 04. autres polars | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : témoin de la nuit, kishwar desai, inde, condition des femmes | Facebook | |
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