07/10/2011
Mort d'une héroïne rouge, de Qiu Xiaolong
Une chronique de Zufu.
En 1988, dans la Chine de Den Xiao Ping, Qiu, angliciste de qualité, obtient une bourse de la fondation Ford qui lui permet de partir étudier aux USA à la Washington University de Saint-Louis dans le Missouri, et du fait des répressions de la Place Tiananmen en 1989, il choisit de se fixer aux Etats- Unis.
En 1996 il obtient son doctorat en anglais avec une thèse sur T.S.Eliot.
A Saint- Louis où il vit avec sa femme (qu’il avait réussi à faire sortir de Chine), et leur fille, il partage ses activités entre l’enseignement de la littérature, toujours dans l’université où il a obtenu son doctorat, et l’écriture, notamment et non exclusivement, d’une série policière où figure l’inspecteur Chen Cao.
Comme un ami de Chen Cao, Lu, qui figure dans « Mort d‘une héroïne rouge », c’est un Chinois d’outre-mer ( huaqiao ), donc a priori sans la nationalité chinoise, ce qui ne l’empêche pas de faire des séjours à Shanghai.
Ses romans policiers écrits en anglais sont de véritables best-sellers, le journal le Guardian signalait en août 2007que « Death of a Red Heroine » , paru en 2000 avait été classé parmi les dix meilleurs romans policiers d’Asie. En France, on le lit dans la traduction de Fanchita Gonzalez Battle, parue chez Liana levi en 2001, avant d’être diffusée en Points Policier. En Chine le texte a été traduit en Chinois mandarin et publié à Shanghai, mais, vraisemblablement, aurait dû subir pour cela d’importants changements et coupures afin d‘éviter tout contenu politique sensible. J’emploie le conditionnel, seul un spécialiste ayant lu le texte en mandarin pourrait en apporter la preuve.
On comprend donc que la position de Qiu Xiaolong, comme membre de la diaspora chinoise, est assez complexe, puisqu’il peut disposer d’une liberté d’expression aux USA et en Europe, mais doit faire des compromis s’il veut exister en tant qu’écrivain et toucher un public très concerné, ( et au delà de ceux qui lisent l’anglais et qui pourraient se procurer le texte en américain ), sinon le plus concerné, celui de son pays d’origine. De telles concessions tactiques lui auront peut-être permis d’aller en mai 2009 à Shanghai et à Beijing pour faire des prises de vue dans le cadre d’ un projet de documentaire d’Arte à partir du recueil de nouvelles conçues pour refléter en microcosme les bouleversements historiques, économiques et sociaux de la Chine contemporaine, intitulé « Rue de la poussière rouge », et que Qiu, non sans rapport avec le Lao She de « Gens de Pékin », a écrit en s’inspirant lui aussi d’un quartier populaire et traditionnel, avec ses petites gens, avec ses vieilles maisons, les « shikumen » , de Shanghai, équivalentes aux « siheyuan » anciennes maisons sur cour des « hutong », les fameuses vieilles ruelles de Beijing, un patrimoine architectural et un mode de vie menacé, voire supprimé par la modernisation à marches forcées et la spéculation immobilière.
Ainsi que l’écrivait Catherine Sampson, dans le Guardian précité, « Ecrire sur la criminalité en Chine, même sous forme de fiction, c’est répandre l’idée que la société chinoise n’est pas entièrement harmonieuse et bénigne. Bien entendu, les leaders chinois sont plus tolérants qu’ils ne le furent en ce qui concerne la littérature, mais il y a là des sujets « sensibles »…
Les lecteurs pressés, amateurs de thrillers aux péripéties nombreuses sur des rythmes soutenus, vont peut-être s’impatienter en suivant une enquête lente à démarrer et qui s’annonce difficile. Il y a un parti pris de réalisme, mimant le fonctionnement bureaucratique de l’institution policière et tenant compte des difficultés vraisemblables dans la recherche des informations, qui exige de la patience chez le lecteur. J’ose même signaler qu’il est question de classer l’affaire, et je ne dirai pas à quelle page…Et pourtant on continue à lire jusqu’au nouvel indice, jusqu’au nouveau coup de théâtre: « ça ressemblait à un coup de théâtre comme dans les romans occidentaux que Chen traduisait ». Alors les choses habilement laissées de côté, de sorte que leur délaissement soit justifié par les circonstances ou le rythme du cerveau ou encore, les insuffisances naturelles de l’intelligence humaine, reviennent sur le tapis vert de l’aléa, les oublis sont réparés, les tâtonnements parviennent à des résultats, non sans que le romancier qui régente ces incertitudes ne joue avec les fils blancs qu’il signale lui-même, et ne pastiche la phrase tant de fois lue par les amateurs de polars: « C’était une piste inespérée ».
Il y a eu des jours où Sherlock lui- même ne trouvait rien.
Il y a eu des pages qui se vivaient comme une cérémonie du thé, mais c’est un peu dans la nature du roman policier, aussi fallait- t’il laisser infuser davantage .
Le mérite de ce type de progression, particulièrement dans les chapitres initiaux, est de permettre la mise en place des personnages et des situations, de familiariser le lecteur avec les milieux et de nous faire part des mille et une facettes de la culture chinoise urbaine. Ainsi avec celui de la police, à la fois dans et en marge de l’institution. On découvre par exemple le mode de vie de la famille d’un inspecteur vivant à trois en une seule pièce, un effet de la crise du logement des années 90 à Shanghai, et comment la promotion professionnelle se manifeste par l’attribution d’un logement neuf, même modeste au regard des standards occidentaux…Une seule pièce…et qui fait des jaloux dans la Brigade spéciale. On assiste aux réunions de travail de la Brigade spéciale de la police criminelle en présence du secrétaire du parti et d’un fossile maoïste le commissaire politique Zhang, veillant au grain…D’autres milieux sociaux traversés par l’enquête enrichissent la description des transformations du milieu urbain à Shanghai ou à Canton : les petits employés de magasin, un dortoir collectif pour les travailleurs sans logement, un professeur de littérature comparée mal payé, représentatif de ces fonctionnaires que l’enrichissement des années Deng Xiao Ping marginalise, et par contraste des espaces où l’argent coule à flots : le karaoké et ses salons privés, un appartement dédié aux massages et où «travaille» une jeune femme qui a dû quitter un emploi plus légal, des restaurants aux menus alléchants, ou à la mode grâce à des hôtesses attractives, hauts lieux des rencontres pour affaires, etc…
Et enfin, et non des moindres, le milieu des Enfants de Cadres Supérieurs, un milieu plus entrevu que vraiment visité, ce qui est symptomatique de son inaccessibilité, véritable caste d’héritiers bénéficiant d’atouts économiques, culturels, et de passe- droits que la position de leurs parents et alliés de leurs parents leur obtiennent.
A propos des fonctionnaires d’ état mal payés- à qui une partie de pêche à la ligne rapporte plus qu’un salaire- frappés par les transformations économiques, la cherté croissante de la vie, et tentés par le commerce, beaucoup plus rémunérateur, et l’argent qui leur ouvrirait les portes de la consommation, cependant encore modeste pour le plus grand nombre des Chinois, on lira avec profit et plaisir, pour prolonger les pistes de lecture de notre polar, de Liu Zhenyun, « Peaux d’ail et plumes de poulet », édition « Bleu de Chine », 2006 pour la traduction française, le texte du chapitre 6 où l’histoire raconte comment un cadre d’état, sur la proposition d’un poète converti à ce fructueux commerce, gagne plus d’argent à vendre des canards, qu’à exercer sa profession… C’est moins noble, c’est moins culturel, mais cela rapporte beaucoup plus…
Le roman policier social, culturel et reflet de la civilisation, et qui de ce fait, prend son temps, permet un voyage d’exploration des modes de fonctionnement sociaux et institutionnels. Signalons en particulier la qualité de la description du mode d’organisation du comité de quartier, véritable antenne du commissariat de police et travaillant étroitement avec lui dans ses tâches de surveillance, montrant de la sorte le degré de l’ingérence totalitaire dans la vie privée, même dans les années post- maoïstes. Ou encore, dans le même sens, l’évocation du journalisme très lié de façon politique au contrôle de l’information.
Le roman s’intéresse à la totalité de la vie, au spectacle du quotidien , nous promenant dans les rues de Shanghai, leurs petits commerces, les activités de loisirs en public, comme par exemple la pratique du Tai qi sur le Bund. On est là un peu dans la lignée des romans de Manuel Vasquez Montalban, à Barcelone, en compagnie de Pepe Carvalho. Avec des soucis gastronomiques presque comparables, sauf que Chen Cao n’a pas les moyens financiers pour se payer des plats coûteux, en dehors des invitations où il ne paye pas…par exemple, à Canton, où le lecteur peut humer quelques très bons plats…Au cas où le lecteur s’intéresse à la cuisine chinoise, on devrait dire d’ailleurs les cuisines chinoises, car il y en a au moins quatre, nous suggérons la lecture de « Vie et passion d’un gastronome chinois », écrit par Lu Wenfu, et édité en Picquier Poche (1996), un petit roman extraordinaire d’humour et de satire sociale et politique.
Parfois, dans cette description des milieux, l’écriture des noms de rue joue avec l’Histoire et les significations. La Rue du Hubei, dans le Shanghai du roman, quartier ouvrier pauvre et gris, anciennement un quartier de prostitution, se nommait auparavant, toujours d’après le roman, le passage Qinghe, or la ferme Qinghe, du même nom, se réfère dans la réalité à un camp de travail forcé et de rééducation, un « laogaidui », situé près de Tian Tsin, qui faisait jusqu’en 1988, sous Deng Xiao Ping, partie du Goulag chinois. On en trouvera l’histoire dans le livre de Harry Wu : « Laogai, le goulag chinois », édition Dagorno, 1996 pour la traduction française.
Un quartier d’habitation pour les travailleurs désargentés, un ancien quartier de prostituées, un « laogaidui », voilà trois terribles strates sémantiques produites par le jeu des noms propres, au croisement de la fiction et du réel: travail et pauvreté, prostitution, répression, qui « cernent » le texte d’ombres tragiques.
En ce qui concerne l’ univers des personnages, le lecteur pourra être sensible à l’opposition relative qui existe entre Chen Cao, l’enquêteur principal et son supérieur hiérarchique le secrétaire du parti Li Guohua, lequel est à la fois son mentor et son supérieur. Li Guohua est « capable de voir de la politique partout »…et déclare que dans l’orientation de l’enquête et sa conduite il faut « éviter de faire du tort à l’image pure de notre parti ». Les véritables dangers politiques ne sont que relayés par Li Guohua, car ils résident à Beijing, dans les centres de pouvoir, en un éloignement spatial mystérieux et une proximité psychologique par la peur qu’ils inspirent. Par conséquent, dans le cadre d’une enquête politiquement« sensible », et la recherche d’un coupable protégé, il faudra être prudent et user de ruses ainsi que d’appuis plus ou moins occultes. Capitale à cet égard est la notion de « guanxi », le réseau personnel sur lequel on s’appuie. Notons à ce titre que toute société a ses réseaux de pouvoir. Le « guanxi » à la chinoise serait plus important et supplanterait les instances de pouvoir officielles, ces dernières étant pour ainsi dire en vitrine. En Chine, quand on s’intéresse à vous pour des raisons utilitaires, on vous demande « Are you connected? ». Chen Cao a son « guanxi », auxiliaires officieux, informateurs, petite amie très bien connectée, etc…, réseau qui lui permet de se sortir de mauvais pas, et parfois même, comme dans « La danseuse de Mao », des connexions doubles, les « blanches » au sein du personnel municipal, et les noires , au sein de la mafia.
Le rapport d’opposition relative à la hiérarchie des divers pouvoir qui marque les limites de l’action policière dans la recherche de la vérité, contraste fortement avec un rapport d’identification à la victime, « l’héroïne rouge » dont parle le titre. L’inspecteur Chen, homme de cœur, poète et lettré, prend l’enquête au sérieux au point de s’y investir affectivement, et se trouve dans un rapport de compassion avec la victime, et un rapport existentiel de similitude.
Chen Cao, comme elle, voudrait être un modèle. Dans son cas à lui, un modèle de vertu professionnelle, un policier exemplaire. Or la victime a souffert de la contradiction entre le modèle communiste et puritain de travailleuse irréprochable qu’elle incarnait officiellement, et sa propre vie personnelle et intime en marge de cette contraignante exemplarité. Parce qu’après tout, comme dit la femme de l’inspecteur Yu, se référant à un personnage féminin du grand classique «Le Rêve dans le pavillon rouge », c’était, elle aussi, une femme, avec sa sensibilité et ses rêves, et aucun être humain ne peut impunément totalement réprimer ses désirs amoureux. Ainsi la gloire officielle et la réussite s’opposent au bonheur individuel. D’autant plus que cette gloire est fanée, le personnage de « l’héroïne rouge » ayant perdu son prestige depuis la chute du maoïsme et après Tiananmen. De même, Chen Cao, s’il veut faire carrière, et à tout le moins continuer à être un bon policier, tout en restant un membre du parti et de l’Union des écrivains, doit faire des sacrifices pénibles, notamment sur le plan amoureux- aidé en cela , il faut le reconnaître par son éducation confucéenne- afin de ne point endommager son image, et doit être prêt à faire des compromis professionnels qui pourraient entamer sa propre éthique idéaliste dans la recherche de la vérité et du coupable.
(Ne résistons pas cependant, incidemment, au plaisir de faire remarquer que le sacrifice amoureux permet à l’auteur de frustrer son lecteur d’une scène attendue… Qiu Xiaolong , de toute façon reste pudique dans le traitement des relations amoureuses, évitant de la sorte le succès facile du texte à sensations fortes, du type de « Shanghai Baby », de Weihui, 2003 pour la traduction française chez Picquier, mais qui a eu au moins le mérite, en Chine, de bousculer le puritanisme post- maoïste ). Pour le coup, le modèle intérieur de Chen Cao, son « propre » modèle éthique, entrerait en conflit avec le modèle officiel, dans ces années Deng Xiao Ping qui cherchent à faire oublier les massacres récents de Tiananmen, modèle idéologique destiné à contribuer à la construction sous surveillance d’un mirage de la vertu par un parti corrompu et hypocrite.
On retrouve ici en partie un thème traditionnel du taoïsme, celui selon lequel la pratique des vraies vertus au service du pouvoir, fidélité, loyauté, désintéressement, et encore plus la séduction de la gloire et des honneurs, sont dangereuses et s’opposent au bonheur personnel, bonheur plus apte à s’épanouir loin des cours, dans la montagne, au milieu des bosquets de bambous et de quelques rochers zen, et à portée de la main, une coupe de vin, une pierre à encre, des pinceaux et du papier… Mais Chen Cao vit dans ce monde- ci, où il lui faut agir parmi les hommes, tels qu’ils sont, pour apporter sa modeste contribution…
Il est significatif de constater que l’histoire est censée se passer en 1990, donc peu de temps après Tiananmen (1989), et au moment où la propagande du parti relance le mythe de Lei Feng ( dont le fameux journal intime aurait été fabriqué par les services de la propagande maoïste), ce bon soldat de L’armée Populaire de Libération, ce boy- scout dévoué au bien public et à autrui, en toute abnégation. Qiu Xiaolong rappelle donc opportunément les difficultés du modèle héroïque en déconstruisant le modèle. « Mort d’une héroïne rouge » prend donc la propagande comme cible.
Notre « anti- héros », rassurons nous, se bat quand même bien, et les limites de son action sont compensées par l’aide dont il peut bénéficier grâce à un intervenant haut placé, toujours le « guanxi ».
Nous allons à présent laisser Chen Cao continuer son combat pour la justice dans les autres romans de la série, luttant par exemple contre les abus des puissants dans « La danseuse de Mao », ou sur le front criminel de la pollution industrielle, et de la fraude qui fausse les résultats des contrôles officiels dans « Les courants fourbes du Lac Tai ». Aux lecteurs qui s’intéressent à la Chine tout en aimant le roman policier « engagé », nous formulons un souhait de bonne lecture et de multiples découvertes de bien des aspects et qualités que nous avons passés sous silence: la citation de poèmes Tang, la poésie personnelle moderniste de Chen Cao, donc de Qiu Xiaolong, les proverbes, les retours à l’histoire dramatique de l’époque maoïste, les nombreuses analyses politiques de détail, tout ce qui fait d’un roman de Qiu XiaoLong, une véritable initiation, dans le cadre d’une lecture où le désir de lire est constamment alimenté par la pertinence et la saveur du texte.
Zufu.
Mort d’une héroïne rouge
Qiu Xiaolong
Edition Liana Levi
15:14 Publié dans 01. polars francophones | Lien permanent | Commentaires (3) | Facebook | |