19/02/2012
Mystic River, de Dennis Lehane (chronique 2)
Une chronique d'Eric
Mystic river est avant tout une oeuvre tragique, tendue vers la drame comme un fil qui ne rompt point. Que peut-on entendre par tragédie ? En tous cas deux conceptions du monde fondatrices : la conception grecque et la conception chrétienne.
Dans un premier temps un événement initial et dévastateur auquel ont participé tels des spectateurs impuissants et innocents, les trois personnages principaux au moment de leur prime adolescence (11-12ans).
Alors qu’ils étaient un train de jouer au cricket, Sean Devine, Jimmy Marcus, et Dave Boyle se voient accoster par deux personnages se faisant passer pour des policiers. Après un échange verbal vif, Dave, le plus faible des trois (« un garçon avec des poignets de fille et des yeux de myope, qui racontait toujours des blagues apprises auprès de ses oncles ») (page 13 ) est convié à monter dans la voiture. Pendant 4 jours et 4 nuits il va subir des sévices sexuels innommables puis réussir à s’enfuir du lieu de son effroi. Marqué comme au fer rouge par cet épisode funeste, Dave percevra l’existence comme une sorte de fatum, un épisode de sa vie fondateur dont il ne peut se sortir et qui fait de lui un être condamné par le destin considéré dans la philosophie grecque comme une puissance supérieure-un logos( cf : Evangile de Jean 1 ²*)-qui dirige d’en haut les choses terrestres.
Le tragique également implique une volonté continue de se mesurer au temps, tout en sachant que celui-ci sera finalement vainqueur, sans jamais trouver dans la certitude de la défaite finale, la mort, le moindre prétexte à renoncer.
L’élément nouveau apporté par le XIXème siècle finissant et évidemment tout le XX ème siècle, c’est que souvent l’Inconscient domine l’être humain, laissant ce dernier impuissant et stérile, sans possibilité réelle de révolte : une fatalité dévastatrice qui guide le héros sur une voie sans retour.
Dave est le symbole même de l’innocence brisée, du châtiment injuste et il porte le stigmate de l’ignominie qu’il a subi, le V de viol inscrit à tout jamais dans sa chair. *Il est à jamais, suivant ses propres mots, le « Petit garçon » et aux yeux de son entourage, il n’arrivera jamais à dépasser ce stade de l’enfant violé. La question qui se pose avec ce personnage est de savoir si la société n’a pas nécessairement besoin de victimes innocentes ou suivants le terme biblique de « boucs émissaires » qui par leurs présences maintiennent la violence à distance et dont la raison d’être est de protéger les autres du mal ? (cf : les ouvrages de René Girard- La Violence et le Sacré. Ces Choses cachées depuis la fondation du monde etc..).
Suivant la coutume juive, l’animal du Lévitique est envoyé au désert comme victime rituelle chargée de tous les péchés et abandonné( suivant d’autres versions, il est basculé dans un précipice)-Lévitique 16,5-10- L ‘aspersion de son sang est interprétée comme purification. Il faut préciser à ce titre que la mort de Dave est tout à la fois inéluctable et nécessaire.
Ce qui est prégnant dans la personnalité de Dave c’est la présence du déterminisme psychique (évoqué plus haut) et également de l’ impossibilité de sortir du milieu social et du quartier dans lequel il a évolué durant tout son enfance, son adolescence, sa vie adulte. (Importance de la ville chez Lehane ici Boston-il est lui-même issu de cette ville, il y vit et notamment d’un quartier, celui des Flats.(zone modeste de Boston , un discours sur l'urbanité )-(nous pouvons voir cela également dans son livre précedent- Gone,baby ,gone (rivages/Noir)qui présente également un exemple de déterminisme social très bien traduit à l’écran par le film éponyme de Ben Affleck)
Circonstances aggravantes : le soir du meurtre de la fille de Jimmy Marcus, Katie, Dave arrive à son domicile vers 3h 15 du matin couvert de sang et bouleversé : son épouse l’interroge mais il ne sait pas comment expliquer clairement (et pour cause !) l’acte qu’il vient de commettre. A cet instant précis, la scène inaugurale se reconstitue puisque son ancien ami, Sean Devine revient comme sergent de la police d’état pour mener l’enquête et que le deuxième compère (Jimmy Marcus) est directement concerné par l’affaire puisqu’il n’est autre que le père de la jeune victime, Katie horriblement tuée et mutilée. Vingt cinq après, les anciens démons du temps passé réapparaissent subitement et tout se remet en place comme si rien véritablement n’avait véritablement changé.
L’enquête se met en place doucement ponctuée de nombreux rebondissement suivant un chemin sinueux et difficile qui mènera vers plusieurs suspects potentiels; Lehane campe les personnages avec leurs fragilités, leurs aspirations, leurs doutes. Le romancier prend son temps par le biais d’ une narration élaborée ou les changements de points de vue créent une certaine lenteur qui donne aux personnages toute leurs dimensions et maintient une tension psychologique ;mais le danger plane constamment puisque Jimmy Marcus inconsolable et débordé émotivement par son désir de légitime défense mène avec l’aide des frères Savage (ses beaux-frères, des brutes épaisses) une enquête parallèle. Le malaise (climax) se nourrit de ces recherches concomitantes et le lecteur prend fait et cause pour les deux enquêteurs tous deus aguerris et complémentaires, qui souhaitent boucler l’affaire rapidement mais sans parti pris et sans rien omettre.
Pourtant très vite, les doutes s’accumulent dans les esprits autour de la personnalité trouble de Dave : N’est-il pas étrange qu’il se soit trouvé dans le bar au moment précis ou Katie Marcus et ses amies s’y trouvaient ? Pourquoi est-il blessé à la main et donne t-il des alibis tous plus invraisemblables les uns que les autres ? blessure à la suite d’un déménagement, en jouant au billard …Fait aggravant, son épouse Céleste (cousine de Jimmy Marcus) n’arrive plus à le croire (d’autant qu’il est rentré ce soir là maculé de sang3 (je l’ai déjà précisé plus haut) et considère que son comportement au quotidien et ses propos évasifs voire énigmatiques font de lui un suspect possible. Un soir ,aviné il lui parle des fantômes qui reviennent et qui ne l’ont jamais véritablement abandonnés :pour la première fois, il lui fait la confession de ce qui l’a vécu adolescent mais elle ne saisit pas son propos qu’elle trouve confus, tout droit sorti d’un esprit proche de la folie.
Au comble du désespoir, persuadée de la culpabilité de son mari, elle va le trahir en l’accusant auprès de Jimmy Marcus. Ce péché –au sens du piétisme américain-il doit le laver dans l’eau purificatrice de la Mystic.(sa mort est à la fois un baptême , une crucifixion et une rédemption-mort christique-). Ainsi à nouveau, Dave doit payer pour une faute (on l’apprendra plus tard) qu’il n’a pas commise. Il est tout à la fois à nouveau le coupable idéal et la victime. il doit aller au bout de l’expiation mais pourquoi ?Qu’a t-il fait pour que le sort s’acharne ainsi sur lui ?Violé, considéré comme coupable ,dénoncé par sa femme tué par Jimmy Marcus et ses hommes de main, quelle est sa faute ? Sa faiblesse, sa pusillanimité, son absence de combativité dans l’existence ?
Plus prosaïquement, n’est-il pas devenu un mort-vivant après sa séquestration infernale, pouvait-il grandir normalement avec en lui-même ces blessures assassines ? Dave extrêmment lucide décrit son état mental à son épouse ainsi : page 417 Mystic River :
« peut-être qu’un jour ,tu te réveilleras en ayant oublié ce que c’était d’être humain. Et peut-être aussi que ce ne sera pas si terrible. Le poison est en toi, mais à force tu t’y habitues ;tu apprends à vivre avec… » (lire la suite pour la compréhension de la trahison de Céleste- page 418-).
Le tour de force de Lehane est de montrer une lente évolution née dans cette enfance et dans le drame subit par l’un des personnages principaux et qui se répercute sur les autres ; un seul a subi l’innommable mais tous souffrent des conséquences au niveau culpabilité, acceptation et même douleur. Dès la première partie du livre, les dés sont déjà jetés, le destin de chacun est écrit par leurs réactions après ce drame. Il est terrible de les voir tenter de se dépasser, de gérer ça et d’être meilleurs sans forcément y arriver ou sans forcément arriver là où ils le voulaient. Déterminés par un événement vieux de vingt-cinq années, les trois personnages sont restés coincés dans leurs résolutions et attentes apparues juste après le drame. Quant à Dave, avec Val (Savage),ils l’avaient lesté de parpaings maintenus par une chaîne puis ils avaient soulevé son corps de 20 centimètres nécessaires pour le balancer par dessus le bord du bateau, mais étrangement, c’est Dave enfant, et non adulte que Jimmy avait vu couler… un peu plus loin il précise à son ancien ami de jeu Sean Devine « qu’ils montés tous les trois dans la voiture »
Comme si ce dernier avait arrêté le Temps autour d’eux et les empêchait d’avancer, comme s’ils n’étaient jamais parvenus à dépasser leur culpabilité et leur souffrance. Comme s’ils étaient toujours des Petits Garçons face aux Loups.
Au terme de leur enquête les policiers découvriront que la peur de l’abandon mène aux actes les plus odieux et que dernière une enfance brisée se cache des désarrois muets.
Eric Furter
Vous pouvez lire une autre chronique sur ce roman, celle de Paco.
14:17 Publié dans 02. polars anglo-saxons | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook | |