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14/03/2013

Le soleil se lève à l'est, de Christian Gouy

christian_gouy.pngUne chronique de Jacques.

Christian Gouy fait partie des romanciers qui ne cherchent pas à plaire à leur public, mais souhaitent prendre celui-ci à contre-pied. Inutile donc de chercher dans son livre ce qui fait le sel des best-sellers : vous ne trouverez pas ici une histoire qui vous caressera dans le sens du poil. Mais peut-être serez-vous – comme je l’ai été – titillé, stimulé, parfois agacé par les personnages, les situations et les aprioris de l’auteur, ce qui est de toute évidence le but recherché par celui-ci.

Cinq personnages forment le cœur de ce roman, accompagnés de nombreux personnages secondaires qui ne sont pas là pour la figuration, mais pour compléter un tableau plutôt acide de la société actuelle.   

Quatre d’entre eux sont des « anarchistes », ou plutôt, selon le mot de l’un d’entre eux, « des asociaux, marginaux, socio-délinquants », qui ont déjà, pour certains, tâté de la prison. Pour eux, « Il n’y a guère de possibilités de ne pas être l’esclave direct du système, même pas en réussissant ses études pour rejoindre les rangs des enculés ordinaires de la classe dominante et ses petits chefs, ses moyens chefs, avec un large choix dans le diplôme ».

Les quatre hommes : Ludo Steiner, cultivé et intelligent, le maître des livres, ainsi qu’il a été nommé en prison, Mirko Sullac, ex-légionnaire plutôt beau gosse, Vadim le russe déjanté et imprévisible, le manouche Alex, qui vit dans une caravane, s’estiment et montent des coups ensemble : vols de voitures de luxe, blanchiment de l’argent sale ou montages financiers aussi douteux qu'alambiqués.

Le cinquième, Jacques Lefevre, est un jeune auteur de polars débutant qui, à la demande de Steiner, va écrire leur histoire, en faire un roman, et trouver là – pense-t-il – un sujet en prise directe avec les problèmes contemporains, loin des polars « classiques » ou des histoires de tueurs en série.

La caractéristique la plus amusante (et aussi la plus dérangeante) de ces hommes se situe dans leur positionnement vis-à-vis de cette société qu’ils haïssent.

Refusant (disent-ils) d’être les esclaves du Système, ils acceptent celui-ci comme une donnée qu’ils ne peuvent changer et dans lequel ils trouveront leur place par la force. Mais, paradoxalement, ils sont totalement fascinés par les signes extérieurs de richesse produits par ce monde qu’ils vomissent, au point d’aspirer à ressembler, sur le plan des fringues de luxe, des montres qui en jettent plein la vue, des voitures de sport les plus frimeuses, des grands hôtels au luxe émollient, à ces grands bourgeois qu’ils détestent... mais qu’ils détestent surtout, car, de par leur naissance et leur éducation, ils ont d’emblée été rejetés de leur monde. Au fond, cette haine qui les habite est celle que suscite un violent sentiment d’exclusion. Mais ils n’en ont pas forcément conscience, et préfèrent justifier leurs actes de façon plus noble, comme le fait l’un des personnages : « peut-être, derrière ce goût pour les belles voitures, les belles fringues et l’argent facile, se cache une fuite en avant : celle éternelle de l’homme devant son inéluctable destin en forme de tragédie ».

Si tout semble les opposer ces quatre hommes aux « maîtres du monde », en réalité tout les en rapproche. C’est si vrai que nos trois « héros » vont se révéler être tout à la fois des truands brutaux, capables quand leurs intérêts sont en jeu de tuer ou de démolir sans scrupule un adversaire, mais aussi des hommes d’affaires doués, capables de négocier avec des dirigeants d’entreprise expérimentés, et même de travailler ce faisant avec des néo-fascistes italiens (pudiquement nommés « nationalistes extrêmes »), sous le prétexte qu’« on ne fait que du business avec eux ».  

Ce rapprochement entre grands financiers, politiques et truands est d’ailleurs un des centres d’intérêt du livre. Comment ne pas penser aux délocalisations cyniquement mises en place par les multinationales, aux énormes dégâts sociaux collatéraux qu’elles provoquent, aux nervis utilisés parfois pour mater les ouvriers récalcitrants ? Comment ne pas voir que ces financiers de haut vol, qui sont la « crème » supposée du système, n’hésitent pas quand leurs intérêts sont en jeu à utiliser eux aussi des méthodes mafieuses ? Comment ne pas voir enfin que de plus en plus souvent, ce sont les mafias elles-mêmes qui ont mis le grappin sur des pans de l’industrie et de la finance pour blanchir leur argent sale et le faire fructifier ? C’est dans ce monde-là que Ludo, Alex, Mirko et peut-être Vadim sont sur le point d’être insérés. Comment, dès lors, ne pas penser que leur future réussite possible (et prévisible selon le cours de l’histoire) ferait d’eux de parfaits dirigeants du système économique et même politique dominant ?

Cette contradiction peut susciter un malaise chez le lecteur, tant les personnages semblent jongler avec leurs contradictions et les assumer, pour certains (je pense à Ludo et Mirko) avec une évidente mauvaise foi.

Mais il reste une part fragile qui échappe encore à la violence, sinon à l’argent, c’est celle de l’écriture, représentée ici par Jacques Lefevre. L’idée de romancer et rendre publics leurs actes est celle de Steiner, le « maître des livres », l’homme cultivé, l’âme du groupe, et elle est théorisée par lui. Dans le choix qu’il fait de faire raconter leur histoire, de nouvelles contradictions apparaissent, sont bien exprimées dans le dialogue qu’il a avec l’un de ses comparses :

«    – Bah, aucun éditeur ne publiera ça, par trop subversif, trop dérangeant, trop dangereux, comme tu dis, mais pas pour nous, pour eux ! Non, ça se vendra sur le Net, un petit peu à l’intention des amateurs avertis (...)

        Pourquoi le faire alors, si ça ne rapporte rien et reste confidentiel ?

        Pour l’art, pour nos âmes ! Il n’y a plus d’art, mais plus que de la littérature commerciale, de la littérature pour distraire les serfs, les anesthésier. Ce bouquin, c’est comme un chant révolutionnaire ».

Steiner est trop intelligent pour être dupe de son propre discours. Il sait bien qu’aucune littérature ne peut plus être dérangeante pour le système : celui-ci fonctionne comme un édredon qui amortit les coups les plus violents et traduit aussitôt en cash les plus grands succès publics, fussent-ils contestataires (ce qui est rare, avouons-le) ! Mais c’est aussi le moyen pour lui (et peut-être pour l’auteur), d’exprimer une conception de la littérature à la fois exigeante et marginale :

« Les auteurs d’aujourd’hui ne recherchent qu’un miroir chez leurs lecteurs, celui de leurs propres illusions. Ils ne relatent ni ne dénoncent plus rien. Pire, à force de se rapprocher de leurs lecteurs, ils sont devenus semblables, intégrés à cette société dont ils avaient pourtant la charge d’observation. Ils ont failli et il est temps d’entrer en clandestinité ».

Derrière ces mots, nous retrouvons la vieille idée de « la tache d’huile » révolutionnaire, qui pourrait se répandre peu à peu, dans la littérature comme dans l’économie, contestant le système par l’exemple.

Roman exigeant, dans lequel la littérature n’est pas considérée comme un divertissement, mais comme un acte qui engage toute la vie de l’auteur, Le soleil se lève à l’est est un livre aussi estimable que stimulant. Vous ne le lirez pas pour passer un moment de détente agréable, mais pour vous confronter avec des idées parfois dérangeantes. C’était sans doute l’objectif de l’auteur : objectif atteint, incontestablement !

Jacques, lectures et chroniques

Le soleil se lève à l'est
Christian Gouy
TheBookEdition
Rubrique : Polars & thrillers
Style : Le roman noir
Format : 11x17cm (Poche)
226 pages; 11,98 €