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07/03/2012

Entretien avec Lewis Shiner

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Vous trouverez ici la version anglaise de l'interview.

Lewis Shiner, nous sommes plusieurs chroniqueurs de « un polar collectif » à avoir lu votre roman publié en France chez Sonatine Les Péchés de nos pères  et nous avons tous été enthousiasmés par la qualité de ce livre. Merci d’avoir accepté de répondre à nos questions.

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Un Polar collectif.  Après votre œuvre centrée sur la science fiction, vous commencez une nouvelle carrière dans le roman noir avec « Les péchés de nos pères » (Black & white).

Qu’est ce qui a motivé ce passage au roman noir, alors que vous étiez un auteur de science fiction reconnu par la critique ?

 Lewis Shiner. Le problème du genre littéraire se pose souvent quand j’écris parce que les éditeurs exigent souvent que l'on s'en tienne à un seul genre alors que ce qui m’intéresse dépasse largement ce cadre.

 A vrai dire, je n’ai publié qu’un seul roman de science fiction, Frontera, mon premier roman. Deux autres romans comportent des éléments de fantasy (Deserted cities of the heart, publié en France sous le titre En des cités désertes, et Glimpses, publié en France sous le titre de Fugues)  mais les principaux thèmes sont,  pour la plupart, ceux de la vie courante. Mon roman, Slam, est une sorte de roman à suspense comique et Say goodbye est tout simplement un roman classique sur le rock and roll. J’ai, malgré tout,  la réputation d’être un auteur de science fiction —  peut-être parce que j’ai rejoint le mouvement cyberpunk au début de ma carrière.

 Je pense que les romanciers écrivent le genre de romans qu’ils aiment lire. Je lisais beaucoup de science fiction quand j’ai écrit Frontera, mais je m’en suis vite lassé. Après cela, j’ai lu beaucoup de fiction littéraire et un peu de fantasy contemporaine avec des auteurs comme Jonathan Carrol et Lisa Tuttle. Ces derniers temps, je fais des va et vient entre de gros romans sociaux comme  U. S. A. de John Dos Passos ou Anna Karénine de Tolstoï et des romans policiers (« polars » en français[1]) tels que les grands romans de  Barry Maitland.

 Pour moi, chaque roman est un nouveau commencement. De sorte que je ne me vois pas en train de dire « Maintenant, je vais devenir un auteur de thrillers » mais plutôt « Il y a une histoire que je veux raconter et il se trouve que c’est un thriller. »

 Un Polar collectif.  La traduction du titre de votre roman en français signifie « les péchés de nos pères », alors que vous l’aviez intitulé  Noir et Blanc , mettant l’accent sur le contexte social. Qu’en pensez-vous ? Le titre français qui souligne la faute des générations précédentes  vous semble-t-il juste ?

 Lewis Shiner. C’est Sonatine qui a eu l’idée de changer le titre mais j’ai tout de suite aimé le titre français et je l’ai trouvé tout à fait approprié. J’ai choisi le titre Black & White en Anglais parce qu’il entrait en résonance avec pas mal de choses dans le livre — non seulement avec les questions de race mais aussi avec le fait que nous réduisons les choses à deux choix exclusifs — nous disons en Anglais « ne voir les choses qu’en noir et blanc », qu’en tout bon ou tout mauvais. De plus, Michael, l’artiste dans le roman, ne commence son travail qu’avec du noir et du blanc parce qu’il dessine des B D.  Bien sûr, Les péchés de nos pères a également beaucoup de résonances tout comme les relations entre pères et fils ont beaucoup d’importance dans la plupart de mes livres.

Un Polar collectif. Vous dîtes que vous étiez, dans votre prime jeunesse, un  « clone miniature de votre père, arrogant, misogyne, anticommuniste. » Voilà qui est bien loin du portrait de vos héros, le père Robert Cooper et son fils  Michael, mais qui est proche peut-être du père de Ruth. Pourriez-vous nous parler de votre évolution ?  Ce livre est-il une façon d’en terminer avec vos propres péchés ?

  Lewis Shiner. Bonne question. Je pense qu’un tas d’enfants acceptent les points de vue de leurs parents sans se poser de question. Ce n’est que lorsqu’ils acquièrent de l’expérience qu’ils en viennent à se forger leurs propres opinions. Mes parents n’étaient pas très compatissants et lorsque vous grandissez dans cette sorte de froideur, il vous faut du temps pour vous en remettre.

 J’ai commencé à changer au lycée — tout comme le monde entier changeait. J’ai eu mon baccalauréat en 1968, l’année des manifestations de mai en France ainsi que celle des assassinats et des émeutes aux Etats Unis, ce qui a radicalement changé ma manière de penser. Je dirais volontiers qu’une bonne partie de mon œuvre de fiction traite de mes efforts pour expier les péchés de mes parents.

 Pour moi, dans Black & White, mon plus gros effort a consisté à éprouver de la compassion pour Ruth dont une partie du personnage s’inspire de ma mère. Un ami, après avoir lu un premier tirage du livre, l’a traitée de « monstre. »  En fin de compte, j’espère avoir réussi à donner d’elle l’image d’une femme plus détruite que malveillante.  

  Un Polar collectif.  Votre roman  marie des expériences aussi diverses et finement ressenties que racisme, métier du bâtiment, dessin, danse  et musique. Pouvez-vous nous parler de la façon dont ces pensées ou activités vous ont construit et ont construit vos écrits, et celui-ci en particulier ?

 Lewis Shiner. Parfois, quand j’évoque mon travail, je le définis plus comme un processus de collage que comme un processus de création à partir de rien. J’ai, par exemple travaillé dans la bande dessinée à la fois comme auteur et comme lettreur —  j’ai également fait la mise en page des croquis de la plupart des bandes dessinées sur lesquelles j’ai travaillé. De ce fait, je connaissais pas mal de choses sur la manière dont sont fabriquées les bandes dessinées,  ce qui me permettait d’évoquer ce type d’activité.  En 1970 et 1971, j’étais dessinateur en architecture et j’ai travaillé en partenariat à l’instar de celui du roman, où il y avait un architecte et un ingénieur constructeur. Quand j’ai terminé, je supervisais l’équipe qui construisait un complexe immobilier pour lequel j’avais fourni les dessins. Et j’ai effectivement menacé un grutier stupide avec une clé anglaise puisque, malheureusement,  je n’avais pas la possibilité de le virer. Léon et Tommy Coleman sont les noms des hommes réellement existant avec qui j’ai travaillé sur ce site de construction.

 J’ai ainsi amalgamé ces bribes de mon passé, tout comme le swing, danse que je pratique régulièrement, avec la recherche livresque — notamment les photos d’Hayti que j’ai pu trouver. Il me serait possible de bâtir une histoire basée sur une photo ancienne pour rendre compte d’une situation. Mais je préfère toujours partir de la réalité plutôt que tout inventer.

  Un Polar collectif.  Les péchés de nos pères foisonne de petits récits qui tissent la grande histoire de façon tout à fait réussie. Cependant, deux évènements peuvent étonner le lecteur : la rupture de Michael avec Roger, son compère en bandes dessinées.  Cette rupture n’emporte pas la conviction mais ressemble plutôt à une illustration du fait que Michael veut changer de vie.

Et surtout, l’apparition de la vraie mère de Michael dans les dernières pages, qui ressemble à une fin «hollywoodienne. »  En êtes-vous d’accord ?

 Lewis Shiner. Je pense qu’il est impossible, pour un écrivain, de savoir s’il ou si elle a réussi son livre sous tous les angles. Les choses qui nous paraissent logiques peuvent ne pas fonctionner pour un certain nombre de lecteurs. Je sais que, dans mon esprit, les deux points secondaires que vous mentionnez ont toujours fait partie du plan du livre.

 Roger est une sorte de personnage composite qui a pour origine plusieurs auteurs de bandes dessinées mais son narcissisme et son absence de compassion  font particulièrement référence à un auteur très célèbre. C’est pourquoi,  dès le début, j’ai voulu dévoiler en Roger la personne égocentriste qu’il est. Dès le début, j’ai essayé d’en semer les graines.

 En ce qui concerne Mercy, je n’ai jamais vu une personne désireuse de se supprimer. Je ne crois pas que sa réapparition soit à proprement parler une fin hollywoodienne — Michael en est toujours à s’efforcer de trouver la paix avec elle et Robert est mort sans savoir qu’elle était toujours vivante. Mais j’avais le sentiment que Michael méritait une petite récompense.

 Je ne suis pas un grand amateur des fins tragiques dans les romans. L’acte même d’écrire est un acte de foi. Mettre autant d’énergie et d’imagination à raconter une histoire qui se termine dans la détresse me paraît hypocrite. Il vous faut, en même temps, trouver une fin heureuse — ou, du moins, porteuse d’espoir —  et qui sonne juste. Je n’y parviens peut-être pas toujours mais je persisterai à essayer.

  Un Polar collectif. Au cœur de votre livre  Les Péchés de nos Pères, il y  la question du  rapport entre les communautés noires et blanches ainsi que celle des différentes formes prises par la lutte antiségrégationniste dans les années 1960. Quel a été le moteur,  ou l’évènement de votre vie, qui vous a poussé à aborder ce thème ?

 Lewis Shiner. Je suis allé vivre dans la région de Raleigh-Durham en 1996 et, parmi les premiers amis que je m’y suis faits, il y avait une femme qui travaillait dans une société d’informatique avec moi. C’est elle qui m’a raconté l’histoire d’Hayti et, tout de suite, j’ai pensé que cette histoire forte invitait à l’écriture d’un roman. Quand je me suis rendu compte qu’il n’existait pas du tout de livre au sujet d’Hayti, je me suis attelé à la tâche un peu à reculons.

 Je me trouvais au Texas pendant le Mouvement pour les Droits Civils dans les années 60 et le plus gros de mon expérience reposait sur ce qu’en disait la télé.  Dallas était, et demeure toujours, fortement ségréguée si bien que je n’ai tout simplement pas vu beaucoup de Noirs avant de m’installer en Caroline du Nord.  Après une paire d’années à Raleigh, j’ai déménagé près de Durham.  Durham a encore des problèmes raciaux, mais c’est la ville la plus intégrationniste où il m’ait été donné de vivre. De ce fait, ce fut une expérience éminemment édifiante. Cela m’a montré que je traînais encore tout un tas de préjugés tout en m’amenant à me demander pourquoi les autres villes ne ressemblaient pas davantage à Durham. Ce fut donc un nouveau facteur qui m’a incité à écrire sur les problèmes raciaux.

 Tandis que je travaillais à mon roman et que je rencontrais des gens impliqués dans la lutte en faveur de la liberté des Noirs dans les années 1960 en Caroline du Nord — en particulier Howard Fuller —  beaucoup de ces problèmes, qui me semblaient abstraits,  devinrent à mes yeux beaucoup plus concrets et personnels.

Un Polar collectif.  Dans votre roman, le clivage entre les deux communautés noires et blanches reste  fort. La disparition ou l’atténuation de ce clivage est-elle un enjeu politique dans l’Amérique d’aujourd’hui ?

 Lewis Shiner. Le racisme semble ne jamais devoir disparaître aux Etats-Unis, il se contente de changer de masque.  Après la Guerre Civile, quand l’esclavage devint illégal, les Blancs au pouvoir ont trouvé des voies légales pour maintenir les Noirs dans la servitude — tel le métayage, où les Noirs accomplissaient un travail éreintant et gagnaient à peine de quoi se payer les produits dont ils avaient besoin pour continuer à travailler. C’était l’époque de Jim Crow, avec son lot de lynchages et de dispositifs « séparation mais égalité » qui n’étaient rien moins qu’égalitaires. Après le Civil Rights Act, en 1965, la bataille a pris un nouveau tournant. Tous les Blancs ont migré vers les faubourgs, abandonnant les centres villes aux Noirs, si bien que les écoles des centres villes furent pratiquement toutes dévolues aux Noirs tandis que celles de la périphérie le furent pratiquement toutes aux Blancs.

L’élection d’Obama aurait pu constituer un premier jalon mais elle a engendré une nouvelle vague de racisme dans ce pays dont un flot  de nouvelles lois électorales visant à exclure « légalement » des électeurs noirs dans le but d’empêcher la réélection d’Obama.

En lieu et place de l’esclavage, nous avons maintenant des prisons rentables remplies d’hommes noirs qui travaillent toute la journée pour enrichir les propriétaires des prisons.  Comme ils empêchent les Noirs d’avoir accès à une éducation ou à des boulots décents,  les Etats-Unis ont créé une sous-classe de Noirs criminels pour remplir ces prisons. Plus ça change, plus c’est la même chose. [2]

Un Polar collectif. On sait que Barak Obama a été essentiellement le candidat de la jeunesse. Peut-on dès lors espérer que les problèmes de discrimination et de racisme disparaitront définitivement avec cette nouvelle génération ?

 Lewis Shiner. De nos jours, la majorité des enfants nés aux Etats-Unis sont non-blancs. Nous pouvons tout au plus espérer que cela changera les attitudes de la société. Mais des changements économiques sont également nécessaires. Nos écoles ont besoin d’être réhabilitées, nous devons instaurer une couverture santé libre et universelle, nous devons cesser de dilapider les ressources de la nation pour des interventions militaires dans des pays où nous n’avons aucun droit.

Un Polar collectif.  Dans une biographie publiée sur un site Internet,  on apprend que votre goût pour la Science Fiction a démarré avec la lecture de Jules Verne. En dehors de la S.F., quels sont les auteurs qui ont été importants pour vous, et pourquoi ?

 Lewis Shiner. J.G. Ballard et Philip K. Dick exceptés, je ne suis pas sûr d’avoir été influencé par beaucoup d’auteurs de SF.  John Steinbeck a eu une énorme influence sur moi quand j’étais au lycée — j’appréciais beaucoup sa compassion  et ses grandes thématiques. Joseph Conrad faisait également partie de mes grands héros, tout comme Graham Greene. Tous deux ont écrit des romans « d’aventure » qui traitent de problèmes éthiques majeurs. Plus tard, j’ai été fortement influencé par Robert Stone qui était, du moins au tout début de sa carrière, dans la même veine.

 Ces derniers temps, mes auteurs favoris sont Karen Joy Fowler, Lionel Shriver ainsi que l’étrange et merveilleux auteur de thrillers qu’est Jess Walter. Je suis en même temps influencé par Dickens, Tolstoï, Flaubert et par d’autres auteurs classiques.

 Un Polar collectif. Après avoir lu votre livre, l’histoire est si puissante que l’on se prend à rêver d’une adaptation cinématographique. Qu’en pensez-vous  ? Est-ce prévu ? Et avez-vous déjà imaginé quels sont les acteurs qui pourraient incarner le mieux vos personnages ?

 Lewis Shiner. Nous ne nous regardons pas les yeux dans les yeux, Hollywood et moi-même. Je trouve que leurs films manquent de sensibilité, qu’ils sont violents et bruyants ! — quant à eux, ils pensent que mes héros sont des poules mouillées. Aussi nos routes sont-elles séparées. Ils ne s’intéressent pas à mes livres et je ne regarde pas leurs films.

 Je pense que Black & White serait très difficile à condenser en un film de deux heures, de toute façon. Il rendrait mieux en mini série où le temps de développer les différents substrats de l’intrigue ne manquerait pas. J’aimerais beaucoup qu’une telle  chose se produise mais personne ne m’a encore contacté.

Un Polar collectif.  Quels sont vos projets littéraires ? Envisagez-vous  de poursuivre le roman noir ?

 Lewis Shiner. Mon dernier roman, Dark Tangos (2011) est également un thriller. Il a pour cadre Buenos Aires et concerne les procès intentés aux hommes de main de la Sale Guerre, et qui sont toujours d’actualité. Je crois que les lecteurs qui apprécient Black & White aimeraient beaucoup ce livre — c’est également très politique et très centré sur les personnages. J’espère que,  si Black & White marche bien en France,  Sonatine voudra également publier Dark Tangos.

 Pour ce qui est de l’avenir, je suis en train de travailler sur un roman vraiment imposant et je m’attends à mettre dix bonnes années à en venir à bout. Ce n’est pas un thriller mais un gros roman social qui, je l’espère, s’inscrit dans la tradition de Tolstoï et traite de la perte de l’idéalisme des années soixante et de l’émergence de la culture de la rapacité qui régit le monde actuel.


[1] En français dans le texte

[2] En français dans le texte.

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Nous avons publié sur un polar collectif deux chroniques sur Les Péchés de nos pères.
- Celle de Bruno
- Celle de Jacques

 

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