22/06/2011
Qu'ils s'en aillent tous ! de Laurence Biberfeld
Une chronique de Jacques
Nous le savons bien : l’injustice est la chose du monde la plus répandue, aussi répandue que les profits pharamineux des grands groupes financiers mondiaux, dont elle est d’ailleurs concomitante. Il n’y a aucune raison pour que le monde de l’édition polardienne soit épargnée par ses méfaits. Laurence Biberfeld est une des plus talentueuses écrivaines de polars noirs de sa génération. Logiquement, chacun de ses nouveaux romans devrait faire un tabac dans le landernau médiatique. Tout comme pour Fred Vargas, ses romans devraient être encensés par les critiques de radios, de télés, d’hebdos et quotidiens divers, qui devraient se bousculer à sa porte pour la supplier de leur accorder une interview. Au lieu de quoi, à quelques exceptions près, la dite critique accueille ses romans par un silence prudent qui résonne douloureusement à nos oreilles et pourrait nous faire croire, si nous étions adeptes de la théorie du complot, qu’une main maléfique et sournoise cherche à tout prix à étouffer ses écrits.
C’est le cas pour son dernier roman (mais pas l’ultime, j’espère) Qu’ils s’en aillent tous !, un livre exceptionnel par sa qualité narrative, l’originalité de son sujet et la force de son écriture. Je subodore toutefois qu’un tapage médiatique intense autour de son roman rendrait Laurence Biberfeld profondément méfiante et qu’elle en serait peut-être même la première étonnée. Car ce roman noir non consensuel est éminemment politique. Il déchire avec une férocité tranquille toutes les hypocrisies de notre monde contemporain, ses compromissions minables, la rapacité des plus riches élevée au rang d’art majeur, le mépris manifesté vis-à-vis des plus faibles qui transpire jusque dans les plus petits recoins de notre société. Laurence Biberfeld frappe là ou ça fait mal et va à contre-courant des idées dominantes sans se préoccuper de savoir si c’est bon ou mauvais pour son image. Comment, dans ces conditions, pourrait-elle avoir bonne presse ? En fait, elle s’en moque, ce n’est visiblement pas son problème, et c’est heureux pour les lecteurs à l’affut de livres forts, denses, authentiques.
Le côté politique de Qu’ils s’en aillent tous ! ne l’empêche pas d’être une fiction déjantée et imaginative dont la toile de fond est le transport maritime international, ses us et ses coutumes, ses lois souvent détournées par une poignée de grandes compagnies financières sans aucun scrupules, qui utilisent tous les rouages de la mondialisation à la sauce libérale pour exploiter de la façon la plus sauvage les marins qu’ils emploient. L’histoire se déroule sur fond d’une grève des dockers luttant contre la privatisation du port de Grestain, près du Havre. Leur mouvement prend une telle ampleur qu’il s’étend bientôt à tout le pays, déclenchant une révolution démocratique profonde ressemblant par certains aspects à celle qui s’est déroulée en Tunisie (bien que le roman ait été écrit avant le soulèvement tunisien) ou à celle menée par les piqueteros argentins en 2001, dont le mot d’ordre était Que se vayan todos ! (Qu’ils s’en aillent tous).
Deux détectives privés improbables, Maria la Suerte et Gandalf de Saint Aygulf (où L.B. est-elle allée pêcher ces noms ?) sont chargés par Violaine Adeline Xavière Langrenne d’enquêter sur la mort suspecte de son frère, Joseph Langrenne, le directeur du port autonome de Grestain. Ce travail va leur permettre (magie de l’enquête policière) d’entrer en contact avec tous les milieux du port, depuis le petit bar Aux frères de la côte fréquenté par les syndicalistes du port, les marins et les routiers, jusqu’aux milieux les plus huppés de la bourgeoisie de Grestain, en passant par le commissariat local où ils croisent des flics à l’accent provençal aussi sympathiques que décontractés.
Maria et Gandalf sont aussi dissemblables que possible. Maria est petite, vive, méditerranéenne, amoureuse des révolutions et utilise un vocabulaire à faire pâlir de honte un charretier. Gandalf est un aristo dégingandé, mélancolique et précieux, toujours amoureux, qui parle comme un lettré d’un salon du XVIIIème siècle. L’opposition entre deux équipiers radicalement opposés est un grand classique du polar, mais elle atteint ici des sommets de drôlerie par la vivacité toute théâtrale des échanges entre les deux personnages, ainsi que par leurs conceptions de la vie sensiblement différentes.
Ce côté théâtral est une des caractéristiques du roman, qui est bâti sur un triptyque à l’équilibre parfait, dans une alternance qui permet au lecteur de ne jamais s’ennuyer en passant des scènes de comédie au drame le plus noir.
Le premier pilier du triptyque est constitué de scènes de théâtre mettant en scène deux ou trois personnages, des scènes très drôles et parsemées de didascalies qui donnent envie au lecteur de les imaginer jouées par de vrais comédiens.
Le deuxième pilier, d’une noirceur absolue, nous montre des enfants immigrés, passagers clandestins sur un bateau, qui espèrent arriver en France. Laurence Biberfeld nous décrit là un monde violent, proprement terrifiant, qui est l’expression la plus désespérée et la plus noire de tout ce que notre monde peut produire de mauvais quand les rapports humains sont uniquement déterminés par l’argent. Bien sûr, nous comprendrons au fil des pages quel est le rapport entre l’enquête menée par Maria et Gandalf et ces tous jeunes enfants immigrés. De ce point de vue, la construction du roman, rigoureuse, ne laisse rien au hasard et nous laisse dans le doute jusqu’à la fin quand à la solution de l’énigme.
Le troisième volet du triptyque, plus classique dans l’écriture, permet au lecteur de suivre les différents protagonistes du roman et de pénétrer peu à peu dans le monde du transport maritime et de ses lois souvent détournées : équipage d’un bateau-poubelle abonnée à son sort et qui ne survit que grâce à la solidarité des populations, marchand d’esclaves moderne ayant pignon sur rue, etc. Le roman repose sur une documentation très fouillée sur les lois régissant le transport maritime ainsi que sur le milieu des marins, des dockers… et des affairistes qui se paient grassement sur la bête. L’enquête sur la mort de Joseph est menée avec tout le suspense nécessaire et suffisamment de fausses pistes pour tenir le lecteur en haleine pendant près de 380 pages.
Ce roman, riche par sa forme, passionnant par son sujet, remarquable par son écriture dense, précise, souvent poétique, va vous emporter dans un tourbillon échevelé de personnages extravagants, de situations incroyables, de sentiments poussés à leur paroxysme, tout comme dans une tragédie grecque. Du grand art. Un très grand auteur. Un livre à lire, sans tarder !
Jacques
Présentation de l'éditeur
" Moi, j'étais en Argentine en décembre 2001, à Buenos Aires, le soir où tout a commencé. Je peux te dire qu'y avait quelque chose de plus dans les rues que la haine, la fatigue, le dégoût ou une énorme colère : y'avait de la joie, y'avait de la pêche. Y'avait des gosses et des chiens, des femmes et des vieux, des gens en short qui tapaient sur des gamelles et d'autres qui chantaient. A force d'enfoncer la tête des pauvres bougres dans la mouscaille, tu finis par leur redonner l'envie de vivre et de se battre. C'est comme ça que ça se passe ". Un vent de révolte souffle sur le Grestain, petit port de pêche près du Havre. La grève générale éclate, suite au projet de privatisation du port. Mais le climat social a-t-il à voir avec l'étrange décès du capitaine du port, Joseph Langrenne, dans un accident de parapente ? Suicide, accident ou... meurtre ? C'est ce qu'est censé découvrir le détonant et fantasque couple de détectives privés Maria La Suerte et Gandalf de Saint Aygulf, engagés par la soeur du défunt, et dont l'enquête menée tambour battant prend bientôt la forme d'une pièce de boulevard.
Qu’ils s’en aillent tous !
Laurence Biberfeld
Editeur : Baleine
18 €
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