25/05/2012
N’ouvre pas les yeux, de John Verdon
Une chronique de Jacques.
N’ouvre pas les yeux reprend les principaux personnages de 658, et en premier lieu celui de David Gurney, ex-policier d’élite du NYPD, qui vit une retraite paisible dans les Katskill avec sa femme Madeleine. Retraite paisible…sans doute un peu trop pour David Gurney, qui sait bien que son épouse – contrairement a lui – a toujours rêvé de cette vie calme, tranquille, perdue dans une nature encore sauvage :
« En ce matin de septembre, il régnait un silence sidéral, comme dans un sous-marin glissant entre deux eaux, moteurs éteints pour échapper au système d’écoute de l’ennemi. Le paysage semblait retenu, immobile, sous l’emprise d’un calme immense, le calme avant la tempête, un calme aussi profond et imprévisible que l’océan ».
Avec ces deux phrases en début du roman, nous savons déjà que Gurney vit ses derniers instants de calme avant l’ouragan policier qui se prépare, un ouragan qui va l’entrainer, au grand dam de Madeleine, dans les eaux troubles des enfants/adolescents tout à la fois victimes et prédateurs sexuels.
Les relations entre David et Madeleine constituent un des axes forts du roman. Des relations, tendues, car Madeleine aspire au calme, à la communion avec la nature, aux relations amicales simples, aux rapports humains paisibles et non superficiels, alors que David au contraire a un besoin impérieux de faire travailler ses neurones en résolvant des enquêtes compliquées, d’échafauder des hypothèses, de les vérifier, d’interroger des suspects en tirant d’eux tout ce qu’il est possible… En bref, sa « retraite paisible » l’ennuie, même si une pulsion artistique tardive (des photos de meurtriers travaillées avec Photoshop) lui permet de surnager dans cet océan de tranquillité.
L’analyse que John Verdon fait des relations au sein d’un couple uni mais qui a des aspirations contradictoires est aussi subtile qu’intéressante par sa justesse : recherche de compromis, hésitations, regrets, remords, peur de blesser, oublis fréquents de ce qui est important pour le conjoint…tout est suggéré avec habileté. Pas de cris, pas de violence, tout est en demi-teinte dans le non-dit, l’implicite. Gurney fait partie de ces hommes qui ont du mal à exprimer ce qu’ils ressentent. Madeleine fait partie de ces femmes qui ont un talent fou pour faire comprendre ce qu’elles éprouvent sans avoir à utiliser des mots : une mimique, un regard un peu plus froid, une expression différente du visage ou un geste inhabituel suffisent pour que David comprenne son agacement, sa crainte ou sa colère rentrée :
« Elle s’était mise à gratter machinalement la cuticule de son pouce avec un de ses ongles – une nouvelle manie dont Gurney s’inquiétait et qui constituait pour lui un signal d’alarme. Aussi anodins et éphémères qu’ils soient, ces moments l’ébranlaient, coupaient courts à ses fantasmes sur la résistance infinie de Madeleine, le privaient temporairement de ce point de repère rassurant, de cette veilleuse qui tenait à distance ténèbres et chimères ».
Pendant le déroulement de l’enquête qu’il va finalement accepter, même dans les moments les plus tendus – ceux qui réclament de sa part et de la notre nôtre une réflexion intense – nous allons nous poser en même temps que Gurney une question qui sera lancinante : le couple va-t-il résister à cette enquête explosive qu’il a imposée à son épouse ?
Car explosive elle va l’être, et elle constitue le deuxième axe fort du roman. En effet, bien que l’éditeur ait choisi de mettre sur la couverture « thriller », n’ouvre pas les yeux est un polar classique à la Michael Connelly, dans lequel tous les détails de l’enquête sont détaillées de façon méticuleuse, où le suspense consiste à placer le lecteur dans une position d’attente par rapport aux nouvelles pistes. Le roman s’oriente plus nettement vers le triller dans les derniers chapitres, au moment de la résolution du mystère de l’assassinat de Jillian.
L’histoire s’inscrit dans l’environnement des jeunes prédatrices sexuelles de l’école secondaire de Mapleshade, qui sont des jeunes filles ayant été abusées elles-mêmes dans leur toute petite enfance. Elle va ensuite nous entraîner dans des zones troubles et dangereuses, apparemment éloignées de l’école dirigée avec maestria par le célèbre et médiatique docteur Scott Ashton.
Jillian, la très jeune épouse de Scott, ancienne élève de l’institution que dirige celui-ci, a été décapitée le jour de ses noces. Tout les indices laissent penser que le coupable est un certain Hector Flores, d’origine mexicaine, qui a disparu après le meurtre et qui est vainement recherché par la police depuis plusieurs semaines. Tout est clair, donc, sauf que…comme souvent dans les bons polars, les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être. La police n’arrive pas à savoir qui est réellement Florès, ni même ce qu’il est devenu, et il faut que Val Perry, milliardaire du genre allumée et mère de la victime, sollicite l’aide de Gurney pour que les choses commencent enfin à bouger.
John Verdon prend son temps pour installer les personnages et les situations. Au début de l’histoire, nous voyons Gurney former les flics du NYPD, nous assistons à ses réticences à accepter l’enquête, à sa crainte des réactions de Madeleine s’il dit oui à Val Perry, nous voyons Madeleine éviter toute discussion franche sur le sujet et nous devinons son amertume de voir son mari refuser de partager sa vie d’une façon pleine et entière, sa crainte de voir ce travail –qu’il va évidemment accepter, elle le sait – l’absorber totalement.
La construction du roman est parfaite, rien n’est laissé au hasard, et toutes les descriptions des personnages et des situations sont utiles au lecteur. On peut dire qu’il y a deux romans dans le roman : les relations entre Gurney et Madeleine, et l’enquête sur le meurtre de Jillian. Chacune de ces deux parties pourrait faire un excellent roman en lui-même, et John Verdon, en les mêlant avec habileté, a réussi un polar exceptionnel. Il a visiblement beaucoup appris avec 658, son excellent premier roman, car dans celui-ci il va encore plus loin dans la finesse de l’analyse psychologique de ses personnages, encore plus loin dans la maitrise de son écriture, encore plus loin dans la force du suspense, encore plus loin dans la subtilité et la complexité de son intrigue policière. J’ai découvert un auteur que je place, dans mon panthéon personnel, à côté de Mickael Connelly, R.J. Ellory, Dennis Lehane, Caryl Férey, Johan Thorin…
A la fin de ma chronique sur 658, son déjà remarquable premier roman, j’écrivais : « Un très grand roman, qui navigue entre thriller, suspense psychologique et intrigue policière classique. Un auteur, John Verdon, dont il faut retenir le nom. J’attends son prochain roman avec impatience et curiosité : tiendra-t-il ses promesses ? ».
Sans hésitation, la réponse est : oui.
N’ouvre pas les yeux est, pour moi, le livre de l’année.
Jacques, (lectures et chroniques)
La chronique d'Albertine sur ce livre.
Chronique sur 658, le premier roman de John Verdon.
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N’ouvre pas les yeux
John Verdon
Grasset
572 pages
21,50 €
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Présentation de l'éditeur :
Une jeune femme a été retrouvée décapitée le jour même de son mariage, dans la somptueuse propriété des Ashton. Tout accuse le jardinier mexicain, un certain Hector Flores, qui demeure introuvable depuis. L'inspecteur Gurney, appelé en dernier recours par la mère de la victime pour retrouver le meurtrier, s'aperçoit bientôt que la mariée n'avait rien d'une oie blanche... et que ses rapports avec son fiancé, Scott Ashton, jeune et brillant psychiatre, fondateur d'un institut pour enfants "difficiles", sont plus complexes qu'il n'y paraît à première vue.
Gurney ne tarde pas à se rendre compte que rien, dans cette histoire, n'est conforme aux apparences. Et quand il retrouve, déposée chez lui en son absence, une poupée décapitée, il comprend très vite aussi qu'il risque lui-même d'être la prochaine victime. Ce qu'il ne sait pas encore, c'est que son enquête va le mener bien au-delà du meurtre – dans la toile inextricable d'un ennemi terrifiant, tentaculaire et, surtout, très patient.
Après son premier roman et coup de maître 658, Verdon persiste, signe et monte encore le niveau d'un cran. De son ouverture saisissante jusqu'à son finale stupéfiant, N'ouvre pas les yeux est un chef-d'œuvre du genre, servi par une intrigue au cordeau et des personnages tourmentés que les lecteurs retrouveront avec bonheur ou découvriront avec frissons. John Verdon s'impose définitivement dans la cour des grands du thriller.
14:44 Publié dans 02. polars anglo-saxons | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : verdon, john, yeux, thriller, 658, madeleine, gurney | Facebook | |
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